dimanche 14 janvier 2024

Mes lectures historiographiques (2023)

 

Portrait de Jean Miélot, secrétaire, scribe et traducteur de Philippe le Bon.

Pour ceux qui auraient manqué ou désireraient lire mes critiques d'ouvrages, la plupart parus récemment en 2023 et publiés sur Facebook, je vous les offre à nouveau dans ce blogue en espérant que vous les apprécierez, si ce n'est déjà fait. Merci à vous tous lecteurs pour votre fidélité, et bonne lecture.


QUESTIONS BRÛLANTES


Le plus récent recueil de textes de Margaret Atwood, Questions brûlantes, (Robert Laffont, Col. Pavillons, 2022), est une suite de conférences, essais et préfaces agréables à lire, sérieux mais non dénués d'humour. Il couvre une période qui s'étend du milieu de 2004 au milieu de 2021.

Ces textes nous ramènent à un passé récent (moins de vingt ans) qui a vu s'échelonner le scandale financier des subprimes (penser qu'on pouvait faire des profits en achetant des dettes!), l'ascension irrésistible de Donald Trump, les sottises politiques de la pandémie, et surtout l'attention portée essentiellement sur le réchauffement climatique et la crise environnementale, ce qui fait de Questions brûlantes un terrible bilan du premier quart du XXIe siècle.

Dans ce vade mecum littéraire que de rencontres émouvantes. Un journaliste polonais de terrain, Ryszard Kapuściński, qui a affronté les terribles zones de guerre et de révolution avec un courage inouï, éprouve de la timidité à affronter un public littéraire à Toronto; une environnementaliste canadienne de la première heure – à l'heure de la lutte au DDT – Rachel Carson; la féministe Marilyn French à qui on a fait surenchère autour de son roman «Toilettes pour femmes», mais dont l'impressionnante somme From Eve to Dawn sur l'histoire des femmes est, disons-le, restée sur le carreau (elle n'a pas trouvé preneur pour une traduction française, ouvrage trop touffu, trop extravagant mais d'une extravagance choquante).

Surtout des écrivains et écrivaines. Atwood rappelle la vie triste de Lucy Maudd Montgomery, l'autrice de l'increvable Anne et la maison aux pignons verts; d'Alice Munro, son amie gratifiée d'une statue de bronze dans son Ontario natale; de Charles Dickens, dont elle donne une lecture originale de son célèbre Scrooge; de Doris Lessing aussi; de Kafka dont elle rappelle, que lors de son passage à Prague en 1984, sa mémoire était complètement refoulée alors qu'à un second voyage, après la chute du mur de Berlin (1989), on n'entendait plus que son nom dans les rues, accompagné de dérivés touristiques kafkaesques de T-shirts et de bibelots Kafka; sur Shakespeare bien sûr, mais surtout les deux très beaux textes, l'un sur Gabrielle Roy et l'autre sur Marie-Claire Blais. Ce qui m'a donné l'occasion de revisiter «Une saison dans la vie d'Emmanuel».

En filigrane de ces essais, il y a la vie de l'autrice de La Servante écarlate, de ses dystopies qui appartiennent à un imaginaire qui n'est pas le mien; aussi à la lente tombée dans la démence de son époux, Graeme Gibson, décédé en 2019. Les courts textes de Questions brûlantes me rappellent la formidable essayiste que j'ai découvert à la lecture de Survival - que les éditeurs sans imagination de l'époque chez Boréal avaient traduit par le banal Essai sur la littérature canadienne (1987) – qui était surtout un essai dans la veine de la pensée de son mentor, Northrop Frye (Anatomie de la critique, Le Grand Code, etc.).

Cette approche de la littérature canadienne – y compris francophone – révélait qu'au-delà des distinctions linguistiques, les thématiques étaient sensiblement les mêmes d'un côté et l'autre de la frontière des Outaouais. Que la survivance n'était pas un thème exclusivement québécois; que dans tout le Canada, la nature pouvait s'avérer monstrueuse; les animaux victimes de la conquête; les indigènes autant de symboles littéraires. Qu'il y avait aussi d'inutiles sacrifices à travers d'épisodes banals et que les artistes s'y trouvaient partout paralysés; enfin, autant à l'est qu'à l'ouest, on y rencontrait des femmes de glace qui écartaient tout fantasme de Vénus. Écrit au moment de la Révolution tranquille, la jeune Margaret rendait compte des maisons ancestrales incendiées de la jeune littérature québécoise. Il faut relire et méditer ce livre qui avoue l'existence d'une culture canadienne nationale au-delà des artifices politiques et que l'on pouvait retrouver aussi dans un certain cinéma d'époque.

Une telle intelligence ne disparaît pas lorsque Atwood s'attache à la question qui lui tient le plus à cœur – avec l'environnement bien sûr -, la condition féminine. Alors qu'au dernier tiers du XXe siècle, le mouvement féministe, naviguant dans le sens de l'Histoire, cueillait ses acquis, depuis le début du XXIe siècle le mouvement va plutôt à rebrousse poil. Les Occidentales réalisent qu'il n'y a jamais rien d'acquis lorsqu'il s'agit de questions de droits. Les libéraux et les démocrates s'en étaient rendus compte dans leurs luttes face aux fascistes et aux communistes. Mais pendant que les féministes petites-bourgeoises désœuvrées se sont amusées à égrainer des points médians, les conservateurs·trices et les réactionnaires – des gens qui connaissent bien le côté pratico-pratique du concret, ont mis à profit la Cour Suprême léguée par Trump pour abolir l'arrêt Roe vs Wade et recriminaliser l'avortement. De sorte que bien des femmes des États du Sud et du Middle West américains doivent reprendre cette lutte, moralement pénible, du droit à se faire avorter dans des conditions médicales sûres et accessibles, alors que beaucoup de féministes canadiennes, Atwood en tête, craignent sans désespérer des conséquences d'une telle mouvance qui reçoit des échos dans l'ensemble du monde occidental.

Jean-Paul Coupal
3 août 2023 

 

LA PRINCESSE DE LAMBALLE
L'amie sacrifiée de Marie-Antoinette

D'ici un mois paraîtra la version de poche de la biographie de la Princesse de Lamballe par Emmanuel de Valicourt (Tallandier, Col. Texto, 2023). Pour les p'tits vieux de mon âge qui ont lu dans leur jeunesse Castelot et Decaux, la princesse de Lamballe reste la malheureuse amie de Marie-Antoinette qui, lors des massacres de Septembre 1792 fut tirée par la populace de la prison de La Force à Paris, percée de coups de sabres et de piques avant d'être égorgée sur une borne. On promena sa tête au bout d'une pique afin de la présenter à la fenêtre de la Reine détenue au Temple. Avant, les sans-culottes s'arrêtèrent chez un coiffeur afin de nettoyer la figure ensanglantée de la princesse et de bien exposer sa longue chevelure blonde qui lui était si particulière. Les horribles sévices qu'on infligea ensuite au cadavre de la princesse ont été analysés du côté symbolique par Antoine de Baecque dans La gloire et l'effroi (Grasset, 1997). Pour cette raison, Valicourt ne s'arrête pas trop sur le sort bien connu de la princesse.

Il lui préfère l'avant. Ce spécialiste de la vie de cour dans la France du XVIIIe siècle retrace le parcours de ce personnage qu'on jugerait aujourd'hui, trop rapidement, comme insignifiant. Née dans la famille royale de Savoie, partageant des racines allemandes du côté de sa mère. la jeune Marie-Thérèse de Savoie-Carignan (née en 1749) passe une enfance somme toute heureuse jusqu'à son mariage en 1768 avec un jeune noble français qui, avant même l'âge de 20 ans, a connu à peu près toutes les prostituées du grand Paris. Fils de l'honorable duc de Penthièvre, le prince de Lamballe est l'héritier de l'une des plus grosses fortunes de France.

La jeune fille de 18 ans quitte alors la Savoie et sa famille qu'elle ne reverra plus – sauf à une occasion, à Versailles -, pour épouser ce jeune freluquet. Les premiers temps sont somme toute agréables, mais la passion des bordels reprend vite le jeune homme. De ces visites, il rapportera une syphilis, contaminera Marie-Thérèse (qui n'en développera pas des conséquences funestes), mais le jeune prince se voit bientôt à l'extrémité. Par désespoir, on recourt à la castration, ce qui laisse un mot d'esprit vulgaire puisqu'on ne l'appelle plus que le prince sans balles. Peine perdue. Il décédera à vingt ans. Pour le reste de ses jours, Marie-Thérèse restera une veuve sans enfant qui, entre les crises d'épilepsie et de neurasthénie et le bénévolat, reportera sur la jeune infante Marie-Antoinette toute sa charge d'émotions.

Car Marie-Thérèse est femme de peu d'ambitions, contrairement à la plupart des courtisanes qui gravitent à Versailles et se font doter de pensions faramineuses par le Roi (Louis XV d'abord, puis Louis XVI qui veut plaire à sa femme). Les deux «sœurs» vivent alors des années d'insouciance. Entre les agréments du Petit Trianon et les promenades en traîneau, la douceur de vivre propre à la fin de l'Ancien Régime - et que regrettera tant Talleyrand après la tourmente révolutionnaire -, fait que la vie des deux femmes coule de jours paisibles. Marie-Thérèse obtient même le titre de Surintendante de la Maison de la Reine, poste prestigieux qui l'initie à des responsabilités.

Mais Versailles sous ses dentelles reste un nid de vipères. Un intrigante, Gabrielle de Polignac, parvient à éclipser Marie-Thérèse des sollicitudes de la Reine. Marie-Thérèse s'efforce de sauvegarder un semblant d'ordre alors que Marie-Antoinette se laisse entraîner dans les dépenses et les intrigues moussées par le clan Polignac. Ce sont les rumeurs de la révolution qui ramèneront Marie-Thérèse auprès de la Reine, alors que la Polignac s'exilera rapidement à l'étranger.

Malgré l'occasion qu'elle eût de se rendre en Angleterre, puis dans les Pays-Bas où elle aurait été à l'abri, son amour de Marie-Antoinette était tel qu'elle préféra revenir participer aux humiliations de la Cour. De caractère plutôt passive, c'est auprès de la Reine qu'elle retrouvait ses velléités de services. Entraînée dans le tourbillon de la Prise des Tuileries, le 10 août 1792, Marie-Thérèse sera retenue prisonnière et conduite à la prison de la Force où l'attendait son destin.

C'est ce monde lourd de prémonitions que décrit de Valicourt. On y croise toute une faune de courtisans ambitieux, vindicatifs, jaloux et mesquins. Évidemment, le plus sournois demeure le duc d'Orléans, beau-frère de Marie-Thérèse. Son ambition serait de voir Louis XVI destitué du trône. Il pourrait alors jouer soit le rôle du Régent durant la minorité du Dauphin ou tout simplement être proclamé roi à sa place. Mais sa lâcheté et ses maladresses vont plutôt le conduire à résigner son titre, se faire Jacobin, devenir le député Philippe-Égalité qui votera la mort de son cousin avant de finir lui-même sous le couperet de la guillotine, un peu plus d'un an après le martyre de la princesse de Lamballe. 

Jean-Paul Coupal
3 août 2023  


CINÉMA SPÉCULATIONS

Quentin Tarantino est passé de derrière la caméra à l'ardoise pour se faire historien du cinéma américain. Après le succès de Once Upon a Time in Hollywood, le réalisateur en a tiré un roman qui évoque le Hollywood en mutation du tournant des années 1970. Du scénario, il en a tiré un récit qui diverge de l'original. Ainsi, la tuerie finale du film est-elle reportée plus au début et le roman s'achève au moment où la famille Manson va passer au massacre des occupants de la résidence du 10050 Ciello Drive, la résidence de Sharon Tate.

Le roman Il était une fois Hollywood s'attachait au pilote d'une série western, Lancer, et Tarentino suivait sa vedette, James Stacy, un jeune acteur qui s'ouvrait une brillante carrière qui devait s'interrompre tragiquement lorsqu'il perdit un bras et une jambe suite à un accident de motocyclette. Lancer marquait la fin de la tradition des séries western qui fleurissaient depuis l'invention de la télévision. Le cinéma de grand écran, lui, avait terriblement souffert sous les années 50-60, vivant le déclin des principaux genres qui avaient triomphé dans l'immédiat après-guerre : films de guerre, westerns, péplums bibliques, même les grands réalisateurs, tel Hitchcock ou Welles, n'échappaient pas au déclin du septième art.

De la télévision venaient de nouveaux réalisateurs qui allaient, au cours des années 1970, souffler un vent de changement sur le grand écran. Ils arrivaient avec leur manière de faire, leur formalisme, leur grammaire du cinéma et leurs vedettes. C'est cette génération que Tarentino, dans «Cinéma spéculations», met à l'avant-plan. Pour lui, le film idéal, digne représentant de cette époque, c'est celui de Sam Peckinpah, The Getaway (Le Guet-apens), 1972, qui met en vedette Steve McQueen. Peckinpah et McQueen demeurent, aux yeux de Tarentino, la quintessence du cinéma américain des années 70 et orienteront le cinéma ultérieur jusqu'à ses propres réalisations.


Certes, Tarentino ne s'arrête pas uniquement au cas de Peckinpah. Don Siegel, John Boorman, Woody Allen, Francis Ford Coppola, Brian de Palma et autres complètent la série. Mais Peckinpah demeure le plus représentatif dans la mesure où il a inscrit une forme cinématographique particulière à un contenu dont le perfectionnement varie d'un réalisateur l'autre. On pense à l'extrême violence avec laquelle cet être, dévoré par l'alcoolisme, paranoïaque dans une Amérique où il avait connu les ravages du maccarthysme, traduisait à ses yeux la mort du rêve américain. The Wild Bunch, son chef-d'œuvre de 1969, suit un groupe de vieux hors-la-loi perclus de rhumatisme s'engageant dans la révolution mexicaine de 1910. Le film se termine par un carnage où Peckinpah utilise des balles explosives qui répandent des flots d'hémoglobines jusque sur les spectateurs de la première rangée. Bien avant les films gores des années 1980, Peckinpah créait une esthétique du sang reprise par Coppola (dans The Goodfather) et Brian de Palma (dans Carrie, entre autres). On s'entend que Tarentino également inscrit son cinéma dans cette tradition.

Alors que le cinéma américain restait toujours pudique sur les scènes de violence (le code Hayes obligeant), le cinéma des années 70 annonce une véritable libération. Bien sûr, si l'intrusion de l'érotisme marque ce temps, c'est davantage la violence qui se dégage de ces productions à grand déploiement. Comme l'indique The Wild Bunch, cette violence est une résistance à un sentiment d'entraînement fatal vers la mort que la terrible guerre du Vietnam gravait quotidiennement dans la chair des jeunes Américains. C'est l'époque où l'on chantait Where Have All the Flowers Gone. Il semblait que seule la violence pouvait rivaliser avec la violence. Cette forme cinématographique brutale rendait compte d'un contenu métaphysique où Dieu et toutes les valeurs américaines avaient été chassés.

Le drame de l'art contemporain est l'échec du formalisme. Il ne suffit pas de créer des formes pour quelles soient automatiquement habitées de contenus. Créer un verre ne signifie pas qu'il est automatiquement plein. C'est ce qui est arrivé – et arrive encore – au formalisme qui s'essaie à toutes sortes de jets sur deux ou trois dimensions, pensant que l'œuvre d'art s'arrête à remplir des espaces. L'abus de l'esthétique du sang a entraîné une vacuité du sens que les principaux réalisateurs des années 1970 y insufflaient. Le duel entre l'homme et la nature dans Delivrance de Boorman ou celui de la femme et de l'hystérie religieuse dans «Carrie» renversaient les issues heureuses - mais étaient-elles libératrices? - des films des années 50, du genre Quand la marabunta gronde ou Vertigo. En retour, le cinéma actuel ne parvient pas – ou parvient difficilement – à se libérer des issues tragiques et fatalistes vues par les réalisateurs des années 70. Au contraire, il cherche à les amplifier au-delà des limites de la raison et fait s'effondrer la réflexion dans un magma de puérilités sentimentales. Peckinpah est mort en 1984 et il n'a pas eu d'authentiques disciples. De Palma étire la sauce sans la renouveler tandis que Coppola se retire et Scorsese devient lyrique. À part certains films marginaux, l'esthétique du sang n'a plus cours. Le cadavre a été vidé.

Même si je ne partage pas tous les jugements que Tarentino porte sur ces réalisations, il demeure un regard rétrospectif d'un passionné de cinéma qui appartient à une génération qui redécouvre la métaphysique de leur art qui dépasse les simples allusions religieuses de jadis.

Jean-Paul Coupal 
3 août 2023 

 

UNE SAISON DANS LA VIE D'EMMANUEL

J'ai gardé un certain souvenir d'Une saison dans la vie d'Emmanuel, roman de Marie-Claire Blais (1965), lorsque notre professeur de français est devenu fou comme de la marde parce qu'il avait remporté le prix Fémina! Il aurait décroché le Nobel qu'il n'en aurait pas été plus fou... Pour la petite histoire, il avait été député de l'Union nationale de notre circonscription et se préparait à prendre sa revanche sous l'étiquette Parti Québécois, ce qui faisait qu'il était souvent absent en classe. De fait, il devait remporter l'élection suivante soutenu par le travail bénévole de ses collègues enseignants, perdre la campagne référendaire de 1980, puis voter les odieux décrets fixant le salaire des employés de l'État - décrets votés en rafale la veille de Noël -, ce qui le rendit persona non grata par le syndicat lorsque le sort des urnes le renvoya à la vie privée. C'est là que je constatai que le Parti Québécois remerciait son «peuple» en se vengeant sur ceux-là même qui l'avaient le plus soutenu. Je ne me faisais pas faux-prophète considérant que la chose se répéta après la défaite de 1995, quand le «pirate» Bouchard se vengea à son tour de l'échec de la seconde campagne par les compressions dans les services publiques pour renflouer son obsessionnel déficit zéro! Comme on disait par chez nous : Faites du bien aux cochons, ils viendront chier sur votre perron.

Mais revenons à Emmanuel et Marie-Claire Blais. Je me rappelais vaguement du personnage de la grand-mère Antoinette. De Jean le Maigre aussi, enfant chétif. De l'atmosphère étouffante de cette famille de paysans confinée sous la robe de la grand-mère où il faisait chaud, ça puait et qu'on était bien! Elle habitait le ménage de sa fille et de son gendre bourru. Chose très malsaine. J'en connaissais un bout puisque je ployais sous un tel triumvirat. Jean le Maigre, c'était moi!

Il y avait la pauvreté de ce ménage où la mère accouchait le matin d'Emmanuel pour se retrouver l'après-midi à ployer dans les champs. Eh puis, il y avait le fils dit le Septième marqué par un alcoolisme précoce. Et la sœur aînée, Héloïse, enfant mystique qui, comme tant d'autres, finit par s'établir comme prostituée dans un bordel bien tenu. On trouvait là toutes les caractéristiques d'un roman paysan français – «La Terre» de Zola –, mais venait bien tard jeter une dose de réalisme glauque sur la tradition québécoise des édifiants romans du terroir. La famille d'Emmanuel n'appartenait pas à celle de l'habitant fier-pet genre Jean Rivard, héros initié à l'économie domestique dans les romans d'Antoine Gérin-Lajoie du XIXesiècle, mais bien à celle de ces paysans français des tableaux de Millet. (On avait une reproduction de L'Angelus encadrée sur le mur de ma chambre). Raison pour laquelle, probablement, le jury du Médicis s'y était reconnu pour lui attribuer le prix.

Au moment où, selon notre mythistoire, les Québécois se seraient ouverts à l'universel, à l'enthousiasme de la jeunesse et à une grande curiosité de connaître le monde, Une saison dans la vie d'Emmanuel appartenait plutôt à ce bagage culturel qui, ramené à notre mémoire, dément la profondeur de cette ouverture. Il siégeait sur les présentoirs des librairies à côté des romans sinistres de Claude Jasmin, de Jacques Ferron et de Réjean Ducharme. On le lisait en attendant que parte la représentation d'un film québécois coulant de la même veine, tels ceux de Pierre Patry, d'Arthur Lamothe ou de Fernand Dansereau. Autant d'ouvrages davantage démoralisants que significatifs d'une espérance en l'avenir. Il serait temps d'en finir avec cette vision béate de la Révolution tranquille, dominée par l'éphémère jaillissement exceptionnel d'Expo 67. Ce n'était qu'un fétu de pailles, sans volonté de poursuivre plus loin son enracinement dans la psyché nationale. Les heures que nous vivons présentement sous la tutelle du Père Legault (une réplique déconcertante de l'animateur des troupes théâtrales des années 50) y trouveraient là leurs origines lointaines.

Comme toujours, l'intellectuel de la tribu est ce Jean le Maigre, liseur compulsif (mais au fait, que lit-il? L'autrice ne nous le dit pas), grand masturbateur aussi avec son frère complice, dévoré par la tuberculose et qui mourra avant la fin de la première saison d'Emmanuel. La lecture, moyen de fuite de l'insupportable vie dans cette famille délétère et masochiste, contraste tellement avec celle, urbaine et heureuse, du fils de la famille Tremblay de la rue Fabre, au point que celle-ci m'apparaît un songe alors que l'autre, plus vraie, plus commune, rend mieux compte de la tare qui marque notre collectivité nationale.

Et c'est pour ça que le roman de Blais marqua une génération littéraire et qu'il semble qu'il soit aussi anachronique aux lecteurs du XXIe siècle que ceux de Gérin-Lajoie aux lecteurs du XXe. Sans doute appartient-il aux classiques de la littérature québécoise, mais ce roman est une épreuve de plus qui pèse sur notre conscience collective. Il appartient à cette structure bibliophile des Éditions du Jour, livres publiés sur un papier déjà jauni à la parution, avec ses coquilles qui font douter de l'écriture de l'autrice. La réédition de poche chez Boréal apparaît plus soignée, mais noyée dans une présentation standardisée de collections. Il vaut mieux donc le lire sur un exemplaire original pour en tirer toute la sève misérabiliste sans horizon, si on veut en jouir de toute la joie littéraire.

Jean-Paul Coupal 
4 août 2023 

 

LE XIXe SIÈCLE AMÉRICAIN

Les auditeurs d'Aujourd'hui l'histoire seront heureux de la publication des capsules historiques de Mylène Desautels, Le XIXe siècle américain. De la déportation des Autochtones à la guerre civile, dans la collection de la série radio publiée chez Septentrion.

Desautels ratisse plus large que le laisse entendre le sous-titre. D'Andrew Jackson à la période de la Reconstruction, c'est la période de 1830 à 1880 qui est couverte par les différents chapitres de la plaquette. De la présidence de Jackson, en effet, à l'Indian Removal Act et la Piste des larmes; de la mutinerie de La Amistad aux écrits et actions rebelles des esclaves Frederick Douglass et Harriet Tubman; de la guerre civile et Abraham Lincoln, enfin à l'époque de la reconstruction, ce demi-siècle d'histoire marque un tournant majeur dans la formation de la jeune république américaine.

Le choix de Desautels confirme la vieille boutade de Benedetto Croce, que «toute histoire est histoire contemporaine». Historiographie relativiste, c'est en fonction de l'actuelle Amérique que l'autrice a fait son choix parmi les anecdotes du passé. Elle n'hésite pas à rappeler que Donald Trump a fait installer le portrait de Jackson dans le bureau ovale durant sa présidence, comme des manifestants ont badigeonné killer sur la tombe de Jackson en avril 2018. Pourquoi? Car Jackson a mis en application la triste loi visant à déporter les tribus autochtones du Sud-Est des États-Unis vers les terres arides de l'Oklahoma - la «piste des larmes» - qui laissa sur ses 1 750 kilomètres de distances environ 17 000 morts de fatigue, de choléra et de violences meurtrières. Ce fut là une déportation encore plus éprouvante que celle des Acadiens en 1755. C'est Jackson également qui, lui-même propriétaire d'esclaves, contribua à développer et à étendre le système des plantations à l'origine de la culture du Deep South. La mutinerie des Noirs de La Amistad, les campagnes anti-esclavagistes de Douglass, l'organisation du chemin de fer souterrain avec Harriet Tubman, se ressentent toutes de l'affaire George Floyd (2020). L'Indian Removal Act et la guerre civile suivie de la difficile période de Reconstruction, où les Noirs ont perdu la quasi totalité des acquis démocratiques enchâssés dans la Constitution avec la victoire de 1865, révèlent l'intérêt porté quasi exclusivement aux déboires subis par les Premières Nations et les Noirs comme point axial de sens de l'histoire américaine. On pourrait dire que le peuple américain est absent de ces chroniques, autrement que comme faire valoir négatifs des souffrances connues par les premières et les seconds.


C'est peut-être à force de focaliser son regard sur les revendications autochtones et afro-américaines qu'on en vient à perdre de vue l'ensemble du peuple américain et ne plus comprendre cet état d'anarchie politique qui le grève depuis la présidence d'Obama. La campagne menée par le présidentiable Ron de Santis contre la propagande woke transpire d'une réaction de rejet des huit années du mandat d'Obama. Le medicare à la source d'une crise administrative a conduit à l'élection de Trump et la poursuite de ses projets surréalistes, comme le fameux mur (inutile) dressé à la frontière sud du pays. La candidature d'Hillary Clinton, qui promettait d'assermenter la première femme président de l'histoire américaine, suscita une indignation instinctive, voire une révulsion telle qu'elle n'est pas pour peu dans la réaction anti-avortement déclenchée accomplie par la révocation récente de Roe vs Wade. La mouvance réactionnaire qui balaie présentement les États, laissant pratiquement les grands centres urbains comme authentiques foyers progressistes, est à un doigt de positionner les Américains à ce qu'ils étaient lorsque la question de l'esclavage souleva l'ire d'une Confédération des États du Sud qui rompit l'Union.

Certes, la crise actuelle ne suit pas le même tracé que la guerre de Sécession. Celle-ci, on pouvait la suivre de chaque côté de la ligne Mason-Dixon : d'une part, deux types d'organisation de développement socio-économique (le salariat au Nord et l'esclavage au Sud); de l'autre, deux types de civilités, la vieille aristocratie sudiste, qui était quand même celle de Washington et de Jefferson, et l'urbanité industrielle des grands centres comme New York, Philadelphie, Pittsburg et Chicago. La scission était donc inscrite dans la géographie même des États-Unis entre 1830 et 1860.

Aujourd'hui aussi la scission du pays suit un plan géographique, non plus horizontal entre Nord et Sud, mais un plan vertical, entre les rives océanes d'une part (Atlantique et Pacifique) et hinterland de l'autre qui, du Mississippi aux Rocheuses, rassemble une population moins dense, mais tout aussi solidaire contre les capitalistes de l'Est et les industriels du divertissement et du numérique de la côte Ouest (la guerre livrée par de Santis, gouverneur de la Floride, à l'entreprise Disney est significative de cet aspect du conflit). D'un côté, le conservatisme moral, la famille, les traditions, le piétisme religieux, la non-intervention de l'État dans les affaires privées; de l'autre, un progressisme moins libéral que licencieux, l'individualisme rivé à ses outils technologiques, l'athéisme, le présentisme détaché de toutes racines du passé et sans envergure pour l'avenir, un fédéralisme qui fait fi du pouvoir des États, présentent une opposition radicale que l'on voyait venir pourtant depuis la seconde élection de G. W. Bush (2004).

Les affrontements entre les villes et l'hinterland ont été des situations propices aux guerres civiles. Déjà la Révolution anglaise au XVIIe puis la française au XVIIIe siècle opposaient les centres urbains aux campagnes. Encore en 1848 et en 1871, Paris a été la cible de la vindicte des paysans, mobilisés, armés et transportés pour réprimer les insurrections de la capitale par les gouvernements bourgeois de la République. La Révolution russe a été l'occasion d'un affrontement sanglant entre les centres urbains et industrialisés à l'immense paysannerie poussée par les armées blanches. Comme en 1860, il s'agit bien de deux mondes, de deux cultures qui s'affrontent entre les partisans fanatisés de Donald Trump et les cérébraux tétanisés de Joe Biden. La guerre civile du XIXe siècle appartient désormais à l'histoire, mais celle qui se profile à l'horizon à de quoi inquiéter. Jusqu'à y compris ce côté ci de la frontière. La guerre de Sécession avait menacé les Canadiens qui se réfugièrent sous la Constitution de 1867 et l'aile militaire britannique. Appuyant naturellement les cérébraux tétanisés démocrates, le gouvernement canadien pourrait aussi voir s'ériger contre lui ses propres trumpistes. À ce titre, le «convoi de la liberté» peut servir d'avertissement. Rappelons que si le Capitole n'a pas été attaqué en deux siècles d'histoire, les red necks canadian ont incendié le Parlement en 1848 et la sécession canadienne a présentement ses points chauds en Alberta et en Saskatchewan, non plus au Québec.

Jean-Paul Coupal 
24 août 2023  

 
SUR L'AVENIR DE NOS ÉTABLISSEMENTS D'ENSEIGNEMENT
 
Dans les cinq conférences Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, Friedrich Nietzsche, alors professeur à l'Université de Bâle (1872), est en pleine possession de son esprit philosophique. Il vient de publier La naissance de la tragédie et ces cinq conférences appartiennent au même filon que ses quatre Considérations inactuelles. Le pivot axial de ces conférences repose sur une thèse : «Deux courants en apparence opposés, dit-il, pareillement néfastes dans leurs effets et finalement réunis dans leurs résultats dominent aujourd'hui nos établissements d'enseignement initialement fondés sur de tout autres bases : d'une part la tendance À ÉLARGIR AUTANT QUE POSSIBLE LA CULTURE, d'autre part la tendance à la RÉDUIRE et à l'AFFAIBLIR. Selon la première tendance, la culture doit être transportée dans des cercles de plus en plus vastes, selon la seconde on exige de la culture qu'elle abandonne ses plus hautes prétentions à la souveraineté et qu'elle se soumette comme une servante à une autre forme de vie, nommément celle de l'État».

Un siècle après Nietzsche, l'historien Arnold Toynbee observait que la démocratisation de l'éducation entraînait une «réduction» de sa qualité. Il semblait confirmer ainsi les appréhensions du philosophe allemand. Cette tendance à l'EXTENSION, à l'ÉLARGISSEMENT maximal de la culture, et la tendance à la RÉDUCTION, à l'AFFAIBLISSEMENT de la culture elle-même, invite à «abdiquer ses ambitions les plus hautes, les plus nobles, les plus sublimes, et à se mettre avec modestie au service de n'importe quelle autre forme de vie». Démocratisation et réduction sont perçus par Nietzsche dans le fait d'envisager l'avenir de la culture dans un sens strictement utilitaire, selon les conceptions de l'économie politique du temps (J. Stuart Mills) et le besoin de fonctionnaires, de technocrates et d'experts réclamés par l'État (G. W. F. Hegel). Une fois de plus, Nietzsche saisissait l'occasion de ces conférences pour affirmer sa vision aristocratique, nobiliaire, classique de la culture, et par le fait même de l'enseignement. Ce que Toynbee verra comme une conséquence de la seconde tendance à la première, aux yeux de Nietzsche, ces tendances étaient encore séparées. Malgré la sinistrose qui s'empare du philosophe, Nietzsche voulait encore croire qu'il y avait possibilité de redresser la tendance malheureuse vers laquelle la culture s'acheminait.

Il ne faut donc pas s'étonner que les conseils de redressement proposés par Nietzsche relèvent d'une attitude réactionnaire. En commençant par la langue. Il faut spécifier que Nietzsche voyait dans le journalisme l'abcès qui rongeait la langue allemande de son temps. Aujourd'hui, ce rôle serait joué par les média électronique : «Par nature, écrit-il, chacun maintenant parle et écrit sa langue allemande aussi mal et aussi vulgairement qu'il est possible à l'époque de l'allemand journalistique : aussi faudrait-il que l'adolescent noblement doué soit placé de force sous la cloche à plongeur du bon goût et du sévère dressage linguistique : si c'est impossible, je préférerais en revenir à parler latin, parce que j'ai honte d'une langue aussi défigurée et aussi profanée». Chez Nietzsche, la notion de sacré était fondamentale et la langue relevait du sacré. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, sauf chez certains puristes. «Prenez votre langue au sérieux! Celui qui n'en vient pas ici au sentiment d'un devoir sacré, celui-là n'a pas non plus en lui de noyau qui convient pour une culture supérieure. [...] Si vous ne parvenez pas à éprouver un dégoût physique pour certains mots et tours auxquels nous ont habitués les journalistes, renoncez à aspirer à la culture». Cette langue appauvrie des média (de tous les média), par manque de vocabulaire et des règles de la langue, ignorant que tant de mots existent déjà pour désigner des objets ou des attitudes ou des événements, pond des néologismes à tous les instants, croyant ainsi découvrir des modes d'expression nouveaux.

Nietzsche considère que le développement de «la libre personnalité» pratiqué par les gymnases de l'époque s'avère produire une nouvelle barbarie. La conséquence en est cette réduction qui confine l'Antiquité dans le concept de «culture classique» qui en est une forme d'avatar. Pour le philosophe, comme pour l'helléniste Jacqueline de Romilly un siècle plus tard, le retour aux œuvres gréco-romaines doit servir à ancrer la connaissance de la langue actuelle. La «culture classique» - celle que nous avons connue si longtemps dans nos collèges au Québec – fétichise l'Antiquité. Elle fait de ses œuvres une matière morte, où l'absence de la vie suscite un dégoût chez ceux dont on oblige à en faire l'apprentissage. C'est, ajoute Nietzsche, «quelque chose de très douteux et de mal compris». C'est une approche utilitariste de la culture classique qui en fait une culture formelle pour l'érudition et l'expertise. Comme il le souligne, «l'homme de science et l'homme cultivé appartiennent à deux sphères différentes qui, parfois, ont chez un individu un point de contact, mais qui jamais ne viennent à coïncider». C'est notre si judicieux Dr Marquis qui réduit toute la culture médiévale aux pantomimes bourgeoises des Médiévales et de Donjon-Dragon, à l'exemple illustré du film de Denys Arcand, L'âge des Ténèbres.
 
Devant tant de sottises culturelles qui désespèrent l'intégrité de Nietzsche, s'impose la nécessité d'une rénovation, mais «une rénovation et une purification véritable du gymnase ne viendront que d'une rénovation et d'une purification profondes et puissantes de l'esprit allemand», autant dire, chez nous, d'états généraux de l'éducation qui se pencheraient plus sur «l'esprit» national que sur des instances administratives des institutions d'enseignement. Mais cette solution était inenvisageable selon les principes mêmes de Nietzsche qui considérait que l'apprentissage de la culture était une affaire aristocratique, tant «la nature elle-même n'a destiné à aller réellement vers la culture qu'un nombre infiniment restreint d'hommes». La véritable culture, la culture authentique est sélective et trône au sommet d'une hiérarchie qui appelle à identifier le fameux surhomme au génie créateur, par définition rare. Dans la critique nietzschéenne, l'enseignement des œuvres classiques porterait en elle la sotériologie de la culture nationale, à condition qu'elle opère sa sélection selon les qualités de ses maîtres et de ses élèves et non sur leur compte en banque. Bref, la «culture populaire», la «culture de masse» ne vaut pas pour l'esprit classique absente des gymnases du temps de Nietzsche.


Une observation frappe lorsque Nietzsche décrit la condition morale et mentale des étudiants qui sortent des gymnases et des universités allemandes qu'il décrit comme dégénérés : «Aucun des jeunes gens aux nobles talents n'est resté étranger à cette pénurie incessante de culture, lassante, troublante, énervante : à cette époque où il semble être le seul homme libre dans cette réalité pleine de fonctionnaires et de domestiques, il paie cette grandiose illusion de liberté par des tourments et des doutes toujours renouvelés. Il sent qu'il ne peut pas se conduire lui-même, se porter à lui-même secours : alors, pauvre d'espérance, il se plonge dans le monde du jour et du travail quotidien : l'affairement le plus trivial l'entoure, ses membres retombent épuisés. Soudain il se redresse : il sent que la force n'est pas encore paralysée qui le maintient en haut. Des décisions fières et nobles se forment et croissent en lui. Il s'effraie à l'idée de se noyer si tôt dans une spécialisation si étroite et si mesquine; et il cherche des appuis et des tuteurs pour n'être pas emporté dans cette voie. En vain! ces appuis cèdent; car il s'est trompé, il s'accrochait à un roseau. Dans un état de vide inconsolable il voit ses plans s'évanouir en fumée : son état est affreux et indigne; il varie entre une activité fiévreuse et un relâchement mélancolique. Alors il est fatigué, paresseux, apeuré devant le travail, effrayé de tout ce qui est grand et plein de haine contre lui-même. Il dissèque ses facultés et croit y voir des abîmes creux ou remplis de chaos. Puis du sommet de cette connaissance de soi que son rêve a inventée, il retombe dans un scepticisme ironique. Il dépouille ses combats de leur importance et se sent prêt pour tout ce qui sera vraiment utile, même si c'est bas. Il cherche maintenant sa consolation dans une activité précipitée et incessante pour se dérober par là à soi-même. Ainsi son indécision et l'absence d'un guide vers la culture le poussent d'une manière d'être à une autre : doute, envol, misère de vivre, espoir, abattement, tout cela le mène en tous sens pour signifier que toutes les étoiles sont éteintes sur lesquelles il pourrait régler la course à son navire». Qu'importe l'opinion que nous nous faisons de l'élitisme de Nietzsche, sa description du mal de vivre de l'étudiant, pendant ou après sa graduation, se reconnaît encore aujourd'hui. Et nous n'avons trouvé aucun remède de mieux que les amphétamines, les anxiolytiques, les anti-dépresseurs, les thérapeutes et les années sabbatiques. Pour Nietzsche, c'est le prix à payer pour traîner «l'insupportable fardeau de rester seul» : «Qui l'a poussé à l'autonomie à un âge où, d'habitude, les besoins premiers et pour ainsi dire naturels sont de se donner à de grands guides et de suivre dans l'enthousiasme la voie que trace le maître?»

De l'héritage baroque qui s'est transmis jusqu'à lui, Nietzsche privilégie l'argument d'autorité : il soutient que «l'on a besoin de grands guides et que toute culture commence par l'obéissance». L'argument critique n'est là que pour dénoncer la faillite ou la trahison des institutions d'autorité qui dégénèrent dès qu'elles délaissent les élèves (dans les gymnases) et les étudiants (à l'université) selon des intérêts définis par l'utilitaire et le service à l'État. La notion de maître ne se mérite que si les enseignants sont d'authentiques guides et non des fonctionnaires détachés de tout esprit corporatiste si présent dans l'Allemagne post-luthérienne jusqu'au temps de Gœthe et de Schiller. On n'apprend pas seul et la présence du maître est une garantie pour la nation étudiante.

Jean-Paul Coupal
27 août 2023  

 
LE NOUVEL ÂGE DU KITSCH
 
Le récent livre de Gilles Lipovetsky, écrit en collaboration avec Jean Serroy Le nouvel âge du kitsch, s'inscrit dans la longue démarche du sociologue de scruter «l'ère du vide», livre qui l'a rendu célèbre. Ce qui rend agréable la lecture de Lipovetsky, c'est combien nous renouons avec la tradition originale de la sociologie philosophique d'un Max Weber reprise plus tard par Henri Lefebvre et Jean Baudrillard. Ici, pas d'organigrammes, pas de colonnes statistiques, pas de théories non plus qui font oublier que les sociétés sont avant tout constituées d'humains et non des modèles abstraits. Lipovetsky aime raconter, dresser un inventaire, énumérer, exemplifier dans toutes les directions où elles se manifestent l'hyperconsommation et sa dimension esthétique et psychologique, l'hyperkitsch.

Pour nos auteurs, il y a deux périodes nettement différenciées du kitsch. Un premier - le kitsch de cent ans - débute au milieu du XIXe siècle pour s'achever au milieu du XXe. C'est le kitsch petit-bourgeois victorien, collections d'objets plus ou moins sans valeur achetés pour orner les salons : bibelots décoratifs, tableaux imitant les grands maîtres, la triple épaisseur des tapis, les assemblages hétéroclites de styles d'ameublements. Kitsch aussi les cartes postales couleur sépia, les caf' conc', les cirques ambulants, les danseuses des Folies Bergères qui lèvent la jambe à l'unisson. Le kitch, «c'est le règne de la série, du simulacre industriel ou de la reproductibilité mécanique généralisée»; le «mauvais goût» institutionnalisé et dénoncé par Hermann Broch et Milan Kundera, Mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l'apogée de la société de consommation capitaliste, «cela même qui était regardé hier comme la négation de l'art trône désormais dans les plus grands musées du monde. Le kitsch, si longtemps et unanimement vilipendé, est aujourd'hui recherché, admiré, consacré. Le ringard est devenu "branché", et le "mauvais goût", un regard cool, libre et désaligné». Mieux que ça. Il a pris de telles proportions qu'il déborde les limites de l'art pour envahir tous les champs de la vie quotidienne.

L'hyperkitsch, donc, c'est le triomphe de la vie artificielle. «C'est le "trop" exacerbé et mondialisé, le "too much", l'excès, le clinquant, la surcharge, l'hétéroclite envahissant... C'est au moment où les clichés et stéréotypes genrés, sentimentaux, touristiques, littéraires sont battus en brèche comme jamais que, paradoxalement, la logique kitsch prolifère et qu'elle en vient à exercer un empire chaque jour plus manifeste». Évidemment, tout cela est étourdissant, et à la lecture du livre, on se voit emporté dans tous les domaines, sur tous les territoires, dans toutes les civilisations. Ce n'est plus le kitsch petit-bourgeois réservé et un peu honteux, mais le kitsch de masse, effronté, clinquant, qui traverse verticalement toutes les classes de la société; des plus riches - les Émirats arabes avec Dubaï; l'Inde avec Bollywood; la Chine et le Vietnam avec leurs immenses parcs d'attractions (sur ce point le chapitre VI est un véritable voyage surréaliste!) -, l'hyperkitsch, c'est la mondialisation accomplie.
 
Le nouvel âge du kitsch c'est «la civilisation du "trop"». Les énumérations - inépuisables et répétitives - nous obligent à suivre les auteurs au pas de course. Les descriptions sont intarissables, détaillées, étourdissantes. Le kitsch pénètre partout, dans la décoration, les vêtements, les aliments même. On passe du kitsch publicitaire à celui, sirupeux, de la presse du cœur; des quiz à la télé aux télé-réalités; du kitsch culinaire (qui ne se borne plus aux fast food car il atteint même les menus des grands restaurants!) au tourisme kitsch qui déverse dans les plus beaux paysages du monde ses flots de bêtes en bermudas et en sandales, le cellulaire à la main tirant inlassablement des selfies; enfin, du sentimentalisme amoureux comme de la pornographie hard s'exprimant dans les œuvres d'art comme au cinéma. À lire Lipovetsky, rien ne semble plus échapper à l'hyperkitsch.

Il y a une figure de style que les auteurs développent tout au long du livre. Ils commencent par reprendre les critiques traditionnelles, puis revenant sur ces critiques, ils prennent le contre-parti favorable au kitsch. Pour eux, non seulement le kitsch ne se limite pas à la reproduction, mais s'affirme comme créateur : le kitsch «a l'immense mérite d'avoir rendu possible la démocratisation des biens de confort et de divertissement. Avec le kitsch sériel, c'est le plus grand nombre qui a pu accéder à ce qui était jusqu'alors l'apanage d'une minorité privilégiée de la société». L'hyperkitsch est la «dignification» du kitsch de cent ans. Nous ne sommes plus tant des homo sapiens, des homo faber ou même des homo œconomicus que des homo kitschicus . L'homo kitschicus de Lipovetsky et de Serroy, c'est l'antithèse de l'homo festivus de Philippe Muray, car si «le kitsch est un divertissement futile, ...c'est un divertissement "soft" qui, ne prêtant guère à conséquence, a le mérite de prendre l'homme tel qu'il est et non comme il devrait être idéalement».

Face à l'hyperconsommation, nos deux sociologues parlent de «consommation réflexive» afin d'en neutraliser les dérives et revenir à un usage modéré des achats et des dépenses. Ils reconnaissent que le gaspillage et les déchets produits par l'hyperconsommation ont des effets néfastes sur les écosystèmes, mais ce n'est pas suffisant pour la condamner car, «n'en déplaise aux tenants de l'écologie punitive, moralisatrice et culpabilisatrice, l'idée que le kitsch rose puisse se colorer différemment n'a rien d'illusoire, tant les ressources de l'innovation sont prodigieuses; un kitsch vert, décarboné, écologisé, pointe déjà de multiples façons et dans de multiples domaines : design, mode, packaging, transports, bâtiment». Bref, c'est par le capitalisme consummériste et hyperkitsch que le redressement des dérives du régime se résoudront.


Du côté esthétique, «les œuvres kitsch ne manquent pas qui, dans l'univers du cinéma, de la publicité, de la chanson, des arts plastiques, de la mode, du design, sont dotées de vraies qualités artistiques, porteuses de nouveauté, de singularité, de créativité. Tout ce qui est kitsch n'est pas de "mauvais goût", de changer la sensibilité esthétique en créant de nouvelles hybridations. En matière de culture, ce n'est pas le kitsch en soi qui est l'ennemi et le "mal", mais le kitsch stéréotypé, sans imagination ni risque». Puisque le kitsch est affaire de jugement de valeur, un mode de pensée qui dépend moins ici d'un regard de classe que de données subjectives, il échappe donc à tout barème de jugement. Toutefois, il y a un domaine où l'hyperkitsch ne passe pas, celui de la sexualité.

Le «too muchx peut bien dignifier les jeux sexuels, les jouets érotiques, la porn ou même le sado-masochisme, mais lorsque sous forme de publicité il en vient à banaliser le viol - avec le slogan pour la crème fraîche Babette : «Babette, je la lie, je la fouette et parfois elle passe à la casserole», là, ça ne passe plus. Nous ne sommes pas loin, en effet, du slogan du tueur en série B.T.K. (Bondage, Torture, Killing). C'est une tentation de l'hyperkitsch de basculer dans des formes expressives où l'abject reformule, par exemple, la mode des toutous et des nounours qui, d'objets thérapeutiques traînés sur les lieux d'un sinistre par des psy squads, généralisés, sont devenus des doudous, des objets transitionnels pour adultes. Dans les jeux pervers de l'hyperkitsch, les têtes de nounours finissent parfois plantées sur le mur comme celle d'un lion abattu au safari. Lipovetsky et Serroy ne cachent pas le côté sombre de l'hyperkitsch.

Selon son caractère, on peut accepter l'hyperkitsch, avec Lipovetsky et Serroy, en se disant qu'il est là pour enjoliver la vie, pour nous éloigner des pensées négatives, pour se réconcilier avec la joie de vivre. Ou le refuser en doutant de la sincérité des auteurs. Devant les alertes climatiques ou écologiques, une «consommation réflexive» ouvrirait à une conscientisation qui prendrait le contre-pied de l'hyperkitsch; c'est «le nouveau culte rendu à la sobriété (dans la consommation, l'habitat, les transports...), valeur qui se trouve être radicalement antinomique avec ce qui fait le kitsch même dans ses débordements». Cette conscientisation serait sans doute encourageante si on ne la voyait pas immédiatement prendre à son tour des tendances du «trop», de l'exagération dans le sens où Talleyrand disait que «tout ce qui est exagéré est insignifiant», comme le montre le passage du végétarisme au véganisme et au spécisme.

Il faut reconnaître que l'opinion des auteurs est fuyante. Moins qu'à un dépassement du kitsch, avec l'hyperkitsch n'assisterions-nous pas plutôt à une rupture dans laquelle l'hyperkitsch abolirait le kitsch pour ne plus être qu'un mode particulier de civilisation qui aurait dépassé les limites nécessaires à l'adaptation et qui ne peut désormais qu'avoir un effet de néfaste pour l'humanité. La civilisation occidentale, et même la civilisation unifiée, mondialisée par le kitsch, serait aujourd'hui aussi hyperkitsch qu'elle était chrétienne au Moyen Âge. Il est un fait, qui n'échappe pas aux auteurs, que si tant d'œuvres, tant de manières d'être contiennent des éléments kitsch, cela n'en fait pas pour autant des œuvres ou des manières d'être kitsch. Certes, il faudrait faire maintenant un inventaire de tous les lieux, de tous les êtres où le kitsch n'a pas pénétré, et cela s'avérera sans doute plus difficile à faire, si jamais un esprit chagrin oserait entreprendre cette ambitieuse odyssée.

Une fois l'inventaire exposé, il va de soi que l'hyperkitsch est comme Dieu, c'est-à-dire partout. Lipovetsky et Serroy ont voulu écrire une somme à la dimension de l'expansion actuelle de l'hyperkitsch. À la fin du livre, le panorama est complet. Rien ne leur a échappé. Qu'ils n'ont épargné aucune activité humaine, aucun goût, et ont même eu l'audace, enfin!, de dire combien le vocabulaire de Lacan et celui de Derrida témoignaient de la présence du kitsch jusque dans le monde philosophique. Bref, c'est à une réhabilitation du kitsch à laquelle nous font assister Lipovetsky et Serroy, optimistes que «le XXIe siècle a l'obligation d'en réduire les conséquences, de le réinventer, de faire en sorte que l'hypertélie du trop ne se retourne pas dramatiquement contre la vie de l'esprit, la sécurité et le bien-être des hommes». En ce sens, «Le nouvel âge du kitsch» est bien, lui-même, un produit de l'hyperkitsch intellectuel.

Jean-Paul Coupal 
31 août 2023 
 
 
LE PROCESSUS DE LA CIVILISATION AMÉRICAINE
 
Dans le cadre du bicentenaire de l'Indépendance américaine, Claude Julien (non pas l'entraîneur de hockey -: ( mais) le rédacteur en chef d'alors du «Monde Diplomatique», publiait un essai, Le rêve et l'histoire (Paris, Grasset) dans lequel il soulevait les contradictions inhérentes à la politique américaine. Il y énumérait les conflits entre le capitalisme et la démocratie, l'ordre et la liberté, le racisme et l'égalité (il aurait pu ajouter le sexisme), le nationalisme économique et l'essor démocratique. À ses yeux, les grands rêves fondateurs de l'Amérique s'abîmaient dans les conflits internes. Ce thème est revenu de façon récurrente chez d'autres auteurs, tel Jacques Portes : États-Unis Une histoire à deux visages (Bruxelles, Complexe, Col. Questions à l'histoire, 2003) où les contradictions relevées par Julien deviennent «une tension créatrice».

Le livre de Stephen Mennell, Le processus de la civilisation américaine, part du même constat : «Comment expliquer les paradoxes, vus d'Europe, d'un pays où coexistent une civilité cordiale et l'application de la peine de mort, l'excellence scientifique et la pratique religieuse, où l'usage de la cigarette est plus souvent interdit que celui des armes, où des inégalités croissantes contredisent l'égalité revendiquée, où un État relativement faible dans ses frontières s'impose comme seule superpuissance mondiale?» Stephen Mennell, sociologue britannique, membre du Bureau de la Fondation Norbert Elias, est un disciple inconditionnel du sociologue allemand (1897-1990), auteur d'une thèse magistrale, Sur le processus de civilisation, parue en deux tomes en français, La civilisation des mœurs et La dynamique de l'Occident (1973 et 1975).

L'ouvrage d'Elias était paru en allemand peu avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale (1939). Pendant près de trente ans, il resta pratiquement inconnu des intellectuels européens et encore moins américains. Quand, enfin, il devint un ouvrage de référence, Elias avait plus de 70 ans. Les anthropologues, sociologues et historiens trouvèrent dans Sur le processus de civilisation une théorie générale exemplifiée d'une enquête érudite. Les résultats de l'enquête constituent le premier tome, La civilisation des mœurs, fait de témoignages, documents et anecdotes sur l'évolution des mœurs en Occident, de la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle. De cette cueillette, le second tome, La dynamique de l'Occident, expose la thèse du sociologue sur le processus d'intégration sociale des individus qui contribue à l'adoucissement des mœurs, essentiel à la constitution d'une civilisation. Ainsi, la civilité, la conduite des individus, l'habitus (pour reprendre le terme de Bourdieu), se dégagent du développement de la psychologie collective des groupes humains.

En digne disciple d'Elias (il fut son exécuteur testamentaire), Mennell applique la méthode du maître à la constitution de la civilisation américaine : «La théorie des processus de civilisation de Norbert Elias, modèle profondément dynamique et relationnel, permet de comprendre les liens entre ces aspects apparemment contradictoires, en rendant compte de leur évolution dans le temps». Comme l'a fait Elias pour l'Europe, Mennell scrute les ouvrages américains qui ont contribué à la formation de la civilité depuis l'époque coloniale (livres de bienséance, guides du savoir-vivre, attitudes face aux fonctions corporelles, sermons de moralité et de discipline). La thèse sociologique d'Elias offre une intelligibilité au processus décrit par Mennell. Elle affirme que la dynamique de l'intériorisation de la civilité suivrait du passage de la contrainte (par l'État, par les codes moraux, par la famille) à l'autocontrainte (l'auto-discipline qui finit par devenir un véritable automatisme).

Dans le cas américain (qui ne se distingue pas formellement du cas européen), il s'agit de nuancer le rôle des institutions dans le processus. Ainsi, «la formation de l'État n'est qu'un aspect, important, d'un processus global à long terme de développement social auquel participent la division du travail, la croissance des villes et du commerce, l'utilisation de la monnaie et la croissance démographique. C'est un processus en spirale : la pacification intérieure d'un territoire facilite le commerce qui favorise la croissance des villes et la division du travail, et génère des taxes qui soutiennent des organisations administratives et militaires plus importantes, qui à leur tour permettent la pacification intérieure de territoires plus vastes, et ainsi de suite - un processus cumulatif vécu comme une forme de plus en plus contraignante et inéluctable par les individus pris dans des réseaux d'interdépendances de plus en plus complexes, et soumis à des normes progressivement plus élevées d'autocontrainte (nécessaires, par exemple, à la constitution d'une administration de plus en plus efficace), qui contribuent à leur tour à cette spirale ascendante». Tel est le mouvement premier de toutes civilisations.


Mennell suit alors l'«expérience historique de long terme des États-Unis (faite d'inégalités croissantes, à l'intérieur comme à l'extérieur) qui relève plutôt de la dé-démocratisation fonctionnelle que de son opposé». Si nous reprenons l'approche de Julien, les contradictions qu'il relevait révéleraient des séries de discontinuités qui nourriraient les fractures violentes qui caractérisent la vie américaine. Dans la foulée d'Elias, Mennell répond que «pour saisir l'histoire sur le long terme : le changement doit être compris non comme une discontinuité ou une rupture, mais comme un processus dynamique de transformation de la configuration sociale envisagée, qui explique le passage d'un état à un autre». À travers ces contradictions, le processus conduit à créer la civilisation américaine. Mais le processus peut aussi s'inverser et s'engager dans une voie opposée, celle de la décivilisation.

Quoi qu'il en soit, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde, «la construction intellectuelle et émotionnelle de l'"image du nous" et des "sentiments du nous" propres à un groupe va toujours de pair avec la construction d'une "image du eux" relative à un ou plusieurs autres groupes ainsi qu'avec le développement de sentiments à leur endroit. Qu'ils soient plus forts ou plus faibles, ces autres groupes vont simultanément former leurs propres images du nous et du eux en relation avec lui. C'est ainsi qu'il faut comprendre la construction de l'idée de "civilisation américaine", expression d'auto-approbation collective utilisée comme si elle allait de soi à partir du milieu du XXe siècle...» Ces «images» sont bien entendu des représentations. Dans la mesure où les «nous» et «eux» en viennent rarement à partager les mêmes images, les représentations s'embrouillent, se contredisent. Le «nous», c'est l'Américain blanc, religieux, de vieille tradition; le «eux», c'est la femme, le Noir, l'homosexuel, l'irréligieux, l'immigré, le monde extérieur, toujours ambivalent, sinon menaçant.

Ce qui, chez Julien, paraît contradictoire des Américains devient, chez Mennell, des mécanismes de transformations (pas nécessairement d'évolution ou de progrès). La civilité américaine se serait donc constituée selon des mécanismes divers (dans le Nord et dans le Sud, puis dans l'Ouest) appelés à se confronter violemment, mais à la longue, les contraintes extérieures en sont venues à se faire plus stables et cohérentes, tandis que les Américains eux-mêmes se formalisaient selon des autocontraintes. C'est ce processus que Mennell suit à partir de la foisonnante correspondance entre Thomas Jefferson et John Adams au début du XIXe siècle. Plus le cercle du «nous» s'élargit et englobe les «eux», mieux l'autocontrainte s'affirme et la civilité devient indice d'une civilisation élaborée.

Comment gérer ses émotions, éduquer son désir de manière à contrôler par exemple les éruptions spontanées de violence? Comment les rationaliser, insérer ses comportements dans une interdépendance cohérente et toujours soutenue? Elias rappelait que «la rationalisation est en soi un processus de changement émotionnel»; la première n'abolit pas la seconde. Nous ne sommes pas pris entre nos émotions, nos sentiments et une raison froide, analytique et calculatrice. Des situations peuvent de même inverser le processus et régresser de la rationalisation vers l'expression irraisonnée des émotions : «Elias a signalé qu'en cas de remontée du niveau de danger et d'insécurité dans une société, de remise en question de sa pacification interne, la peur peut faire voler en éclat le vernis des autocontraintes». Si l'État et les institutions échouent à ressaisir le processus, même par la contrainte (l'ordre), l'évanescence de l'autocontrainte risque de conduire à la pure licence, à l'anarchie, au désordre, bref à la décivilisation.

Parfois, c'est le processus de civilisation qui, sans pressions extérieures, parvient à une étape de développement qui le renverse en processus de décivilisation : «Reste la mystérieuse question de savoir pourquoi autant de pays occidentaux ont connu, plus ou moins simultanément, une nette reprise de la courbe des crimes violents à partir de 1960 environ. Dans le cas de la Grande-Bretagne, Eric Dunning et ses collègues ont provisoirement proposé une explication introduisant une nuance intéressante dans la théorie des processus de civilisation. Ils ont émis l'hypothèse que la démocratisation fonctionnelle, comme composante essentielle du processus de civilisation, a des conséquences globalement "civilisatrices" à ses débuts, mais que, lorsqu'un certain niveau est atteint, elle produit des effets "décivilisateurs" favorisant le conflit disruptif. La démocratisation fonctionnelle est peut-être allée assez loin pour que les revendications des groupes outsiders soient exprimées avec force, mais pas suffisamment - en Grande-Bretagne du moins - pour briser les rigidités qui empêchent de les satisfaire pleinement». Mais l'effet décivilisateur aurait été plus percutant aux États-Unis.

C'est alors qu'on s'aperçoit que le processus de civilisation dépend étroitement de l'action d'une minorité dominante éclairée et audacieuse. Mennell en donne l'exemple avec la disparition de la peine de mort dans l'ensemble des pays occidentaux à l'exception des États-Unis : «Lorsque la peine de mort a été abolie dans ces pays au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les sondages d'opinion montraient en général des majorités claires en faveur de son maintien. Comme cela a si souvent été le cas dans les phases antérieures des processus de civilisation en Europe au cours des siècles précédents, le changement dans les normes du comportement et de la sensibilité a d'abord été le fait de minorités dans les couches supérieures, puis a lentement été accepté et adopté par la majorité dans les couches inférieures. Ce qui est vrai des manières de tables l'est des exécutions judiciaires. Des rapports de forces favorables ont permis à une élite plus libérale de braver, dans un premier temps, puis de diriger l'opinion politique, et le processus s'est poursuivi au point de diriger l'opinion publique, et le processus s'est poursuivi au point qu'aujourd'hui la peine de mort est considérée comme une violation du droit international. Son abolition est une condition d'adhésion à l'Union européenne et il est interdit aux États membres d'extrader des suspects vers les États-Unis sans engagement préalable et contraignant des autorités américaines de ne pas demander la peine de mort». Parmi les conséquences notables, on a assisté ainsi au déplacement de la violence sur des personnes (homicides) aux objets (vols, vandalisme, etc.)

Aux États-Unis, on observe plutôt le contraire suite au retour de la peine de mort (appliquée surtout dans les États du Sud) et la multiplication généralisée des peines à perpétuité. Avec l'appauvrissement conséquente des politiques de désengagement de l'État des années 1980, la violence dans les ghettos noirs des grands centres urbains, les assassinats de masse, la violence policière indiqueraient que le processus se serait bien inversé. D'un autre côté, la crise des subprimes de 2008 démontre combien les milieux d'affaires ont atteint un degré de cynisme tel qu'il efface toutes les normes d'honnêteté que les lois votées depuis la Crise de 1929 avaient réussi à insuffler comme contrainte dans le milieu des affaires. Un processus parallèle, enclenché avec la présidence de Reagan, aurait accéléré la décivilisation politique, d'abord par les guerres internationales qui ont suivi le 11 septembre 2001, suivi d'un redressement sous la présidence Obama, avant que le processus ne reparte dans le sens de la décivilisation avec Trump et le populisme. L'assaut du Capitole, le 6 janvier 2022, par son exceptionnalité historique, témoigne du degré avancé de ce processus régressif. Devons-nous, toutefois, le saisir selon la vision tragique de Claude Julien, ou celle, optimiste, de Stephen Mennell?

Jean-Paul Coupal 
6 septembre 2023


HISTOIRE DE LA PSYCHANALYSE EN FRANCE, vol. 1 (1885-1939)
 
On doit féliciter les éditions du Seuil de rééditer, avec ajouts et corrections, la somme que représente l'«Histoire de la psychanalyse en France» d'Élisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne qui conjugue ses deux disciplines admirablement. Tout au long de l'ouvrage, l'autrice harmonise l'interprétation historique et l'interprétation psychanalytique autour d'une «science» qui a bouleversé tout le XXe siècle.

Dans ce premier de deux volumes, Roudinesco suit le développement de la pensée psychanalytique en France, de ses racines ancrées chez Charcot, aliéniste à La Salpêtrière à Paris - chez qui Freud est venu suivre les cours - jusqu'à la mort de Freud en septembre 1939. D'emblée, Roudinesco tient à préciser qu'il n'y a «pas de psychanalyse française, mais une situation française de la psychanalyse»; qu'il n'y a donc pas de prédispositions raciales ou culturelles à l'approche psychanalytique. Que l'inconscient doit être pris comme une notion universelle et sa lecture comme une méthode mondialement valable. Le personnage principal de ce premier tome est donc Freud, comme Lacan le sera du second. La première partie de l'ouvrage se déroule à Vienne. Roudinesco, rappelle les premières heures de la nouvelle discipline, ses tiraillements internes («le système des "conversions-reniements" fait corps avec la vie des sociétés psychanalytiques»), la force agissante des dénis, des refus, bref la résistance au savoir psychanalytique, d'où la constante exigence d'une perlaboration «qui consiste à surmonter, par l'interprétation, la résistance que suscite l'analyse elle-même». Malgré les attaques des milieux médicaux et les agressions antisémites, Roudinesco évoque la création de l'Association Internationale de Psychanalyse, de ses instruments littéraires, de son rapide rayonnement en Europe (excepté en France) et aux États-Unis.

Tout commence en France avec l'arrivée de Freud à la Salpêtrière. De Charcot, spécialiste de l'hystérie et pratiquant l'hypnotisme comme thérapie, Freud retiendra que l'hystérie n'est pas une maladie organique (de l'utérus) puisque les hommes en sont également atteints de même que la thérapie de Charcot, la suggestion, finit par dévoyer le discours du patient. Au contraire, pour Freud «le malade fabrique, montre, exprime et le médecin découvre». Il faut laisser la pathologie s'exprimer par les délires du névrosé ou du schizophrène, et le thérapeute être à son écoute. Pointe ici les influences lacaniennes de l'historienne : l'Inconscient est un langage et il s'exprime par des langues apparentées : psychose, schizophrénie, paranoïa...

A Vienne, Freud publie. Il publie beaucoup et son succès se vérifie par le constant ajout de disciples. C'est une véritable structure familiale qui s'établit; «une filiation qui place chaque disciple dans un rapport transférentiel au savoir et à la personne du maître». Cela est loin d'ailleurs d'éviter les transferts du thérapeute aux patients et les liens étroits (parfois sexuels) finissent par lier ensemble bien des psychanalystes et leurs patientes.

Ce qui gêne dans les premiers pas de la psychanalyse en France, c'est la perception qu'elle est un pansexualisme, ce qui heurte la sensibilité catholique et nationale. Le langage psychanalytique bouleverse bien des notions, ainsi celle de la libido : «À la place d'une libido double, clivée en un principe mâle, supérieur, rationnel, positif, créateur, etc., et un principe féminin, inférieur, hystérique, désordonné, il propose le modèle d'une libido unique organisée autour de la représentation du pénis (sa présence ou son manque), et structurant la personnalité humaine en deux pôles (féminin et masculin) qui se répartissent sur des individus quelle que soit la nature biologique de leur différence sexuelle». Cette bisexualité serait à la source de la sexualité humaine. Freud dénonce les parents qui entendent réprimer l'homosexualité de leur fils, il dénonce également les thérapeutes qui pensent «convertir» l'homo en hétérosexuel. La psychanalyse opère ainsi un véritable ménage dans le registre des maladies mentales. Par exemple, recevant «une définition non normative : la névrose est le résultat d'un conflit, la perversion un déni de la castration et une fixation à la sexualité infantile, et la psychose la reconstruction d'une réalité hallucinatoire».


Avec un talent de romancière, utilisant parfois des images poétiques fortes, Roudinesco évoque l'importance que la maladie mentale tenait dans la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle. Par exemple, comment elle tourmenta Flaubert, Maupassant, Léon Daudet, Artaud. Les thérapeutes n'échappaient pas à son emprise, comme pour le sexologue Havelock Ellis, qui «éprouve dans son corps les stigmates d'une souffrance qui a pour origine la sexualité et dont il fait son écriture». Elle fait ressortir combien, «à l'origine du mouvement analytique le délire fait corps avec la production théorique», constat non spécifique à la psychanalyse, facilement extensible à toutes les découvertes scientifiques. Ainsi, de l'anthropologie on a vu se développer le racisme. De l'astronomie la théorie des tourbillons. De la chimie la phlogistique. De la physique la théorie de l'éther... Les sciences naissent et se développent avec des délires accrochés à leurs flancs, qui perdurent jusqu'à ce qu'une découverte définitive transforme ces délires en réalité objective ou sont tout simplement abolis (comme le racisme, les tourbillons, la phlogistique, l'éther).

C'est en France que la psychanalyse eut le plus de mal à pénétrer et à s'imposer, tant les forces de résistance se liguaient contre elle. Forces chauvines imbues de germanophobie. Forces médicales imbues de corporatisme. Ce n'est qu'en 1910 qu'un obscur inconnu, Pierre Ernest René Morichau-Beauchant publie une première série de textes exposant sans la déformer la théorie freudienne. Il faudra attendre 1927 pour voir se fonder la Société psychanalytique de Paris, dont les équivalents existaient dans toutes les capitales occidentales depuis le début du siècle. Son adversaire le plus acharné fut Pierre Janet, un philosophe qui sut se hisser à la profession de psychiatre, mais la «psycho-analyse» de Janet n'était pas la psychanalyse de Freud. Comme le rappelle l'autrice, «à la lettre, il n'y a pas de "théorie" dans l'œuvre de Janet : d'où le caractère informe et flou de sa doctrine», ce qui transparaît dans son utilisation du terme d'inconscient. Chez Freud, là où «l'inconscient est défini par le refoulement, il est, chez Janet, un lieu inconnu qui n'englobe pas les phénomènes de l'oubli». À l'inconscient statique, Freud désignait sa dynamique : le refoulement, totalement absent chez Janet.

Roudinesco soulève en plus la pauvreté des premiers psychanalystes français qui «ne ressemblent pas à leurs homologues viennois, allemands, suisses, hongrois, anglais ou américains. Aucun d'entre eux ne possède véritablement d'étoffe littéraire ou théorique. Il faudrait plutôt chercher du côté d'Eitingon ou de Reik pour le fidéisme de Marie Bonaparte, de Ferenczi pour le côté "gourou" de Laforgue et bien sûr de Janet pour les bévues d'Hesnard. Les œuvres de ces pionniers et leurs contributions à l'histoire de la littérature freudienne sont malheureusement peu importantes, par leur qualité. Édouard Pichon a l'envergure et la plume d'un doctrinaire. Paradoxalement, ce stratège du langage [il annonce Lacan] n'est pas un grand théoricien de la psychanalyse mais il possède un talent que les autres n'ont pas et qui lui vient de son histoire d'amour avec la langue : il a le sentiment "inné" de la chose conceptuelle. Au milieu de la troupe, le drame alsacien est incarné par René Laforgue; courageux et passionné, il oscille entre le menuet vieille France de Pichon [un adepte de Maurras, membre de l'Action Française], la marche des amiraux d'Hesnard et la valse viennoise de la princesse».

Marie Bonaparte est d'ailleurs la plus atypique des figures brossées par Roudinesco. N'ayant suivi aucune formation, elle profite de l'acceptation de membres «laïques», pris en dehors du monde médical, pour s'imposer parmi ses pairs. Troublée par une frigidité qui se transforme en nymphomanie - son père l'avait forcée à épouser le fils du roi de Grèce, le prince Georges, homosexuel et amant de son oncle Valdemar du Danemark : «Un Danois, écrit-elle, qui venu du pays d'Hamlet règne depuis près de quarante ans sur le peuple d'Œdipe» -, en 1925, elle suit une thérapie auprès de Freud. Aussitôt, une sorte de transfert de la figure paternelle de Freud opère chez Marie en en faisant une adepte fanatique. De son côté, Freud, lui aussi, tombe en admiration devant ce Bonaparte féminin. À travers elle, c'est la France entière qui rend justice à la psychanalyse : «Elle dépose aux pieds de son sauveur la totalité de sa fortune..., elle finance le mouvement français, lui donne des assises institutionnelles» et, sous le coup de l'Anschluß, elle parvient, en payant les autorités nazies autrichiennes, à faire évacuer non seulement Freud et sa famille, mais aussi les documents qui marquent les premières années de l'Association Internationale Psychanalytique.

L'Histoire de la psychanalyse en France tient davantage aux portraits que Roudinesco nous brosse de ses fondateurs, toujours en rivalités les uns avec les autres. Elle rappelle, l'importance prise par les femmes dans le développement et la critique de la psychanalyse. Malgré son côté hystérique et son peu d'apport en tant que théoricienne, la figure de Marie Bonaparte est déterminante dans la constitution, le financement et la diffusion des écrits des psychanalystes français. Enfin, sans elle, il est peu probable que Freud eût pu échapper au sort qui attendait tous ceux qui se trouvaient en tête de liste des persécuteurs nazis.

Mais c'est aussi le récit de la lente et pénible acceptation d'une réalité humaine des plus évidentes : l'importance du sexe (en tant que genre et en tant que sexualité) dans la vie humaine. Chez un peuple connu pourtant pour sa vantardise à lorgner en direction du beau sexe, quand il ne s'agit pas de grivoiseries insolentes, la répugnance à concevoir la vie sexuelle présente en soi un véritable cas clinique pour une collectivité. Ce que Freud et ses disciples les plus fidèles dirent ne fut qu'une élaboration de ce que bien des écrivains français avaient exposé ou élaboré dans leurs romans. Ce n'est pas Freud mais bien Flaubert qui affirme que «La luxure passe au bout des idées comme la courtisane au bout des rues».

Jean-Paul Coupal
13 septembre 2023


LA TERRE PLATE 
GÉNÉALOGIE D'UNE IDÉE FAUSSE
 
Toute personne censée conviendra avec moi que la Terre est plate. Trop de preuves le démontrent. D'abord, n'a-t-on jamais osé entreprendre de percer le centre de la Terre afin de rejoindre l'antipode? On n'a même pas pensé enregistrer le fameux syndrome chinois, syndrome qui fit naguère l'objet d'un film, lors de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Ensuite, pourquoi le corps d'un suicidé qui se jette du 25e étage, au lieu de dessiner une élégante arabesque d'angle aiguë, suivant la rotation de la Terre, finit-il par s'écraser perpendiculairement, platement, sur le sol? Enfin, comment fabrique-t-on un globe terrestre sinon qu'en appliquant une planisphère dépliée et ajustée sur une sphère, comme on fait pour les boules de Noël? Évidemment, des sceptiques refuseront de se laisser confondre et maintiendront cette baliverne que la Terre est ronde.

Violaine Giacommotto-Charra et Sylvie Nony, avec «La Terre plate. Généalogie d'une idée fausse» en ont contre le mythistoire que les gens avant Galilée auraient été persuadés que la Terre était plate. Véhiculé pendant des générations par des leçons de géographie, ce mythe persiste jusque dans le monde savant : «Or non seulement l'idée que le Moyen Âge croyait que la Terre était plate est historiquement fausse, mais elle relève d'une manipulation de l'histoire des sciences, et surtout des consciences, et participe d'une vision pauvrement linéaire et téléologique du développement des civilisations, issue du positivisme et de l'idée de progrès défendue depuis le XVIIIe et surtout le XIXe siècle». Afin de contribuer à détruire le mythistoire, nos autrices s'emploient donc à refaire l'histoire de l'idée de la Terre ronde au cours des millénaires.

Alors «qu'aujourd'hui encore, certains croient que la Terre est plate», qu'un sondage de 2017 en France relevait que 10% des personnes interrogées pensaient «qu'il est possible que la Terre soit plate», Giacommotto-Charra et Nony se demandent «quel milieu faut-il prendre en compte lorsque l'on affirme la validité ou non d'une théorie scientifique? Le milieu universitaire et éduqué ou les milieux illettrés?» À première vue, la réponse est évidente. Mais polariser dans le milieu universitaire le monopole de la vérité contre les milieux dits illettrés (milieux non définis) comme le lieu de toutes les faussetés triviales relève d'un pur sophisme. Alors que le milieu universitaire était prêt à souscrire à la très universitaire Dr Tam («Lâche pas la patate», les seuls mots français qu'elle sait dire), administratrice en chef de la santé publique du Canada, conseillant durant la pandémie de Covid de conserver son masque durant les relations sexuelles, il est évident que la sagesse s'est retrouvée du côté des illettrés qui voyaient bien la stupidité irréaliste d'un tel «conseil».

Sans douter que «depuis l'Antiquité grecque, le nombre de savants, d'écoles, d'institutions religieuses, d'ouvrages scientifiques qui ont défendu l'idée d'une Terre plate se compte en réalité sur les doigts d'une main... on peut dire que la Terre, depuis Platon et Aristote au moins, n'a jamais été plate», faudrait-il en conclure que la reconnaissance de ce qui est scientifique dépendrait d'une acceptation majoritaire (démocratique)? (Plus il y a de gens qui reconnaissent la vérité des savants, plus cette vérité devient la norme, ce qui n'est pas vrai et sûrement pas scientifique). Ce serait là risquer un jeu dangereux car les savants, les scientifiques par le passé ont rarement été du côté de l'opinion publique majoritaire.

Quoi qu'il en soit, l'ouvrage est divisé en deux. «Dans une première partie, nous donnons les éléments précis... qui permettent de répondre aux trois questions : "Qui a cru que la Terre était plate et pourquoi?", "Que savait-on dans les milieux savants au Moyen Âge puis à l'époque qui va de Colomb à Galilée?", "Quels éléments de la connaissance savante se sont diffusés hors des cercles érudits?». [...] «Dans la deuxième partie nous traquons les auteurs du mythe - somme toute assez récent - attribuant au Moyen Âge la croyance en une Terre plate».

Dans un premier temps, il ressort que les auteurs qui crurent en la Terre plate étaient des marginaux, étrangers à toute démarche scientifique. À Homère, nos autrices rappellent qu'il fut un poète et non un géographe. À Lactance, elles insistent sur sa reconnaissance tardive comme Père de l'Église et surtout pas en matière scientifique. À Jean Chrysostome et aux pères d'Antioche, elles minimisent leur influence sur la pensée occidentale. Et Cosmas Indicopleustès, est écarté parce que nestorien. Quiconque ne souscrivait pas à la thèse sphérique de la Terre se voit écarté non sans une certaine arrogance non exempte de mépris. Misère du scientisme.

Dans un second temps, apparaissent les authentiques inventeurs du mythe de la Terre plate. D'abord et surtout les Encyclopédistes tels d'Alembert et Voltaire qui, par anticléricalisme, dénonçaient l'état d'arriération dans lequel l'Église avait maintenu les croyants au Moyen Âge. Puis d'autres, protestants (comme Washington Irving) ou catholiques (comme Roselly, qui militait avec Léon Bloy pour la canonisation de Christophe Colomb), contribuèrent à noircir le monde clérical dans lequel Colomb aurait eu à prouver la sphéricité de la Terre. C'est ainsi qu'on en serait venu à juger impossible pour l'âge médiéval de penser la Terre ronde : «Une objection parfois faite à la connaissance de la sphéricité est celle du cloisonnement des savoirs : la sphéricité n'aurait été admise que par un tout petit nombre de savants et n'aurait pas fait partie d'une culture partagée, voire populaire. Or c'est bien loin d'être le cas». (Ce qui n'est pas démontré car les autrices n'enquêtent que dans les milieux savants et de la marine.)

Ce sont eux, ces savants positivistes, titulaires de chaires dans les universités, rivés à la laïcité de l'enseignement et à la République athée, qui ont relayé le mythe, toujours dans le but pernicieux de discréditer le savoir médiéval. Pire, ils ont injecté leur venin dans les classes des lycées. Avant les réseaux sociaux, ce furent bien les leçons de géographie et d'histoire qui ont ancré le préjugé, ce que les historiennes sont bien forcées de reconnaître : «...une information répondant à une logique simpliste et manichéenne se répand bien plus facilement qu'une analyse plus subtile de la vie intellectuelle ou politique. Les biais cognitifs, la paresse intellectuelle, le besoin de repères simples mais aussi, dans notre enseignement, une longue mémoire déformée transmise, il faut bien l'avouer, par notre propre institution, l'Éducation nationale, sont probablement tous fautifs».

On aura beau convenir que les institutions scolaires se corrigent difficilement et marquent toujours un pas de retard à rattraper les nouveautés scientifiques, mais la persistance de l'idée de la Terre plate doit trouver ses causes ailleurs. On ne peut récuser le plaidoyer pour l'histoire des sciences qui termine le petit ouvrage, mais je pense qu'on ne comprendra réellement ce phénomène de crédulité à l'égard de la Terre plate ou du créationnisme qu'à condition d'en chercher les racines dans l'importance même prise par les succès du monde scientifique. N'en sommes-nous pas venus à parler de LA Science sur un ton métaphysique en dépit du fait qu'il n'existe que des sciences, chacune avec ses propres démarches engagées dans un processus analytique et critique, selon ses objets et ses méthodes?

Qui ne se souvient d'avoir entendu le sirupeux Charles Tisseyre au plus fort de la pandémie évoquer à répétition LA Science comme un prédicateur le ferait de la Vérité évangélique? Le scientisme joue un mauvais rôle aux sciences en les roulant dans l'abstraction d'une transcendance qui trahit l'esprit scientifique. Notre supériorité scientifique nous enivre. Elle s'impose comme un nouvel impérialisme et les consciences réagissent, se mettent à douter du pouvoir qui s'en dégage. Elle s'affiche comme une source de sagesse par la force de son rapport de vérité privilégié avec l'explication des faits objectifs. Quelle émission ou entrevue scientifique ne s'achève pas par une entourloupette moralisatrice? Une telle vanité ne peut qu'appeler le mouvement qui frappa l'Église chrétienne à ses moments de triomphalisme, celui des hérésies.

Les conspirationnistes qui promeuvent la Terre plate, la Création du monde en sept jours ou l'édification des civilisations antiques par la présence extraterrestre doivent être tenus pour des hérétiques, comme le furent par le passé, pour l'Église romaine, les Hussites, les Luthériens, Michel Servet, Giordano Bruno et tant d'autres, avec leurs conceptions intimes et personnelles de la grâce divine ou même de l'inexistence de Dieu. Aussi doit-on être prudent lorsqu'on les associe, comme le font les deux autrices au début de leur ouvrage, au «milieu des illettrés». Car ce ne sont pas des illettrés; ils ont leur littérature à prétentions tout aussi scientifiques, avec ses classiques, ses best-sellers. Ils prêchent sur les réseaux sociaux comme les anabaptistes jadis sur les places publiques ou affichent leurs vérités comme Luther ses 95 thèses sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg (ce qui est aussi un mythistoire!) Enfin, ce sont des hérétiques parce que nos autorités (États, média, milieux universitaires) les traitent comme tels.

Il ne sera possible de refréner l'hérésie seulement lorsque les milieux scientifiques tiendront une profonde réflexion autocritique. Ont-ils enfreint l'humilité que les chercheurs et les découvreurs ont toujours exprimée concernant leurs efforts passés? Ne se sont-ils pas laissés envahir par ce que Toynbee appelait une «intoxication de la victoire» qui a déjà coûté sa puissance à l'Église romaine? N'ont-ils pas perdu toute distanciation face à leur position sociale? Ont-ils au moins pris conscience de leur impérialisme culturel si semblable à celui exercé par l'Église - contrôle de l'éducation et de la santé publique -, décidant du bien et du mal comme l'ancienne pratique religieuse décidait de la vérité et du mensonge? Comme le rappellent Giacommotto-Charra et Nony, c'est dans un combat démagogique livré aux milieux cléricaux que les institutions laïques du XIXe siècle ont inventé la vision médiévale d'une Terre plate. Il semblerait que nos nouveaux hérétiques réserveraient le même sort aux institutions scientifiques. Il suffirait d'un Prince obstiné ou du renversement de la balance du poids des opinions pour que la vérité scientifique change de camp.

Qui ne serait pas convaincu que l'All meighty God d'aujourd'hui c'est LA Science n'a qu'à s'arrêter pour interroger cette expérience personnelle que procura la pandémie de 2020, lorsque les citoyens ont été séquestrés chez eux par des gouvernants pris de panique devant leur négligence coupable à n'avoir su ou pu organiser efficacement les services de santé? Panique adroitement et amplement alimentée par ces «experts» branchés sur l'O.M.S. qui entendaient reproduire à l'échelle planétaire la serre chaude de leurs microsociétés en laboratoire avec masques, désinfectant, isolement (2 mètres), ségrégation et exclusion par des moyens policiers et pénaux. Dans une atmosphère paranoïaque habilement entretenue d'une contamination mortelle imminente, gouvernants et média, reprenant leur ancien rôle de bras séculiers, n'ont pas hésité à faire ressortir les tares humaines archaïques les plus ignobles, encourageant à dénoncer à la police des voisins en goguette pendant le couvre-feu ou appliquer des passeports sanitaires d'État pour exclure de la société civile les non-vaccinés. Ne nous trouvions-nous pas devant une réplique de l'Inquisition appelant à dénoncer les hérétiques, les jugeant, les condamnant, les excluant, (et certains mêmes demandant leur «exécution» en refusant de les soigner!); et le passeport sanitaire, rien de plus que l'avatar de l'étoile jaune ou de la marque au fer rouge à l'épaule?

C'est au moment où les civilisations et les institutions atteignent l'acmé de leur développement que s'amorce une régression propre à abolir tous leurs acquis bénéfiques. Ces barbares qui peinturés en Vikings ont violé la sacro-sainte enceinte du Capitole américain, ces «truckers» qui ont semé la pagaille à Ottawa un mois plus tard, ces «youtubers» paranoïaques qui véhiculent des «fake news» sur le Pizzagate ou les reptiliens, doivent être pris non comme des phénomènes de foire, mais bien plus sérieusement comme des «sonneurs d'alerte» que notre rapport aux sciences se pervertit. Qu'il nous conduit à des tentations totalitaires et d'exclusion sociale au moment où nous abordons des défis où les sciences (et non pas une seule comme en 2020) seront plus qu'indispensables à des adaptations futures. Ce que nous disent les «platistes» et les «créationnistes», c'est qu'ils s'affichent désormais comme la Némésis de la critique scientifique. Ils ont pour eux un démagogue pervers narcissique en Donald Trump et un idéologue fanatique avec Ron de Santis. Enfin, si nous acceptons l'intoxication de la victoire de LA Science et des Charles Tisseyre de ce monde, comme l'œuf de Colomb a fini par rissoler dans une poêle à frire avec de la crème, du fromage râpé, des épices et des fines herbes, la Terre ronde des scientistes prépare-t-elle actuellement sa fin dans une cocote minute.

Jean-Paul Coupal
18 septembre 2023 


HISTOIRE DE LA PSYCHANALYSE EN FRANCE t. 2 (1928-2022)
 
Dans la mesure où la personnalité et la pensée de Jacques Lacan se situent au cœur du second tome de l'Histoire de la psychanalyse en France d'Élisabeth Roudinesco, il allait de soi qu'elle inaugure cette vaste fresque de près de 1300 pages par l'intrusion du mouvement surréaliste dans la pensée psychanalytique. On le sait, Lacan est sorti du milieu surréaliste au cours des années trente. Deux de ses fondateurs, André Breton et Louis Aragon, étaient médecins. Aux lendemains de la Grande Guerre, ils inscrivirent leur mouvement poétique dans la lignée de la psychanalyse : «Pour eux, le passage à l'activité créatrice s'accompagne d'un renoncement à la carrière médicale», ce qui n'aurait pu satisfaire davantage Freud qui voulait qu'une psychanalyse «laïque» s'établisse hors des milieux médicaux.

Alors que «les psychanalystes français rejettent dans l'ombre l'enseignement de Charcot[, a]u contraire, les surréalistes revendiquent l'héritage de la Salpêtrière et font de l'hystérie un acte poétique» : «L'hystérie, écrivent-ils, est un état mental plus ou moins irréductible se caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. [...] L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut à tous égards être considérée comme un moyen suprême d'expression». Bref, «ils récusent le pathologique, c'est-à-dire l'anomalie, au profit de la forme expressive». En définitive, l'incommunicabilité entre Freud et les surréalistes réside dans le fait que l'inconscient défini par Breton ne correspondait pas à la définition de Freud.

Lacan apparaît donc au bout de regards croisés : «Au contraire de Sigmund Freud, Jacques Lacan n'a pas eu à faire preuve par lui-même de l'existence de l'inconscient. Il n'a pas eu à interpréter ses propres rêves ni à publier le catalogue de ses fantasmes. Il n'a pas exposé l'historique de sa vie. Peu d'hommes ont manifesté autant que lui le désir de garder secrète, sinon intacte, la partie de son être touchant à son enfance ou à ses origines familiales. C'est dans le style de l'homme, dans ses façons d'écrire ou de citer, que l'on saisira l'essentiel d'une histoire qui se dérobe au regard. Lacan ne se raconte pas, il se devine et se déchiffre». Cette autocensure va même jusqu'à saboter sa propre cure qu'il ne termine pas (1938).

Pourtant, trente ans plus tard, «adulé de nombreux disciples, Lacan a fondé une école sur laquelle il règne à la manière d'un monarque éclairé. On y enseigne sa doctrine. Mieux encore, on y commet l'erreur de lire l'œuvre freudienne à la lumière de la parole lacanienne, comme si la première ne possédait pas d'histoire. On sacralise les textes de Lacan, on imite son personnage, on fait de lui l'unique fondateur du mouvement psychanalytique français. Subjuguée, une armée de barons parle comme Lacan, enseigne comme Lacan, fume les cigares de Lacan. Si l'armée le pouvait, elle porterait, comme Lacan, la tête penchée à gauche ou se ferait allonger le cartilage des oreilles pour les avoir, comme lui, amplement décollées. Le Lacan de 1966 n'est plus celui de 1932». Lacan réécrit l'histoire. Il insiste pour reproduire à Paris le cercle de Vienne où Freud rassemblait son groupe de disciples qui devait donner naissance à l'Association Internationale de Psychanalyse : «La doctrine lacanienne s'énonce en langue française; elle est une forme de freudisme "culturellement" française par ses origines et ses manières d'implantation».

Roudinesco donne deux raisons pour expliquer ce saut qualitatif. D'abord, la première génération de psychanalystes français n'avait pu donner un théoricien dont l'ampleur aurait été comparable à celle d'un Bleuler ou d'un Ferenczi. D'un autre côté, la seconde génération se cherchait un maître à penser qui n'aurait aucune filiation étrangère. Avec sa tenue de dandy, Lacan se prédisposait à tenir ce rôle. De la psychiatrie à la psychanalyse, transition amorcée par sa fréquentation des surréalistes (Dalí qui l'inspira avec sa paranoïa critique), Lacan s'installa dans un fauteuil qui semblait n'attendre que lui.

Car, par cette langue de l'inconscient qu'est la paranoïa, Lacan fît entrer par la grande porte la psychanalyse dans les cénacles de la psychiatrie et de la criminologie lors de l'affaire des sœurs Papin (1933). Ces deux bonnes avaient massacré la femme qui les employait et sa fille. Suivant de loin le procès, Lacan, dans un article de revue, renvoya dos à dos les adeptes de l'irresponsabilité (la folie) et ceux de la responsabilité (culpabilité) : «Selon lui, expliquer le crime ce n'est ni le pardonner ni le condamner, ni le punir ni l'accepter. C'est au contraire l'"irréaliser", c'est-à-dire lui redonner sa dimension imaginaire puis symbolique. Dans cette optique, si le criminel est fou, il n'est pas pour autant un monstre réduit à des instincts meurtriers». «Notre héros» (dixit Roudinesco, qui n'a jamais usé de ce terme pour désigner Freud), «en montrant que le fou n'est pas irresponsable quant à ses actes puisque la folie est la réalité aliénée de l'homme et non l'envers d'une illusoire raison [...], Lacan irréalise... le crime sans déshumaniser le criminel». Pour l'autrice, «la psychanalyse résout l'énigme majeure de la criminologie» : «le crime paranoïaque n'a pas pour cause la haine de classe ou la vengeance du guerrier, mais la structure psychotique à travers laquelle le meurtrier frappe l'idéal du maître qu'il porte en lui, obéissant à son insu à l'impératif de cette "réalité aliénée" telle que la définit la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave».

Lacan eût contre lui une partie de l'establishment psychanalytique. En proie à la vindicte de Marie Bonaparte, lorsque la Princesse reçoit Freud sur la route de son exil londonien en 1939, Lacan n'assiste pas à la réunion qu'elle organise en son honneur. Freud avait déjà reçu au cours des années précédentes des écrits d'auteurs français : Breton, Jouve, enfin une copie de la thèse de Lacan. Toujours, répondait-il par un accusé de réception poli qui n'était au fond qu'une fin de non-recevoir. Lacan en aurait été déçu et, à la figure paternelle de Freud, aurait substitué les écrits freudiens. Ainsi, l'occasion a été refusée par Lacan de rencontrer Freud. Il faudrait l'imagination dramatique d'un Rosselini ou d'un Brisville pour nous donner une version de cette rencontre improbable. Convenons que ce qui a été perçu comme un Non-du-Père pourrait être à l'origine de ce jeu de mots de Nom-du-Père que Lacan affectionnait, transformant ce désistement en transmission héréditaire par déplacement de l'homme Freud à sa Parole, ses écrits fétichisés à l'image du catholicisme. Passation héréditaire reprise trente ans plus tard à travers ses fameux «séminaires» (sementia).

La psychanalyse française accueille la troisième génération aux lendemains de la période trouble de l'Occupation. La psychanalyse américaine prend alors ses aises en Europe : «On privilégie... la vision biologique du sujet, unifié à partir de son double ancrage social et somatique. D'où le rejet tendanciel de la problématique sexuelle au profit de la sublimation, de l'inconscient au profit du moi, et de la pulsion destructrice au profit de la culture». Devant l'impérialisme de l'«hygiène mentale» que représentait l'intrusion américaine, Lacan dirige la contre-offensive : «on assiste, dès 1950 à une confrontation entre une école française de la psychanalyse, qui tente de retrouver l'élan du message freudien, et une école américaine, plus pragmatique, qui cherche à "liquider" les restes de l'enseignement viennois. À l'intérieur de cette configuration, Lacan occupe une position d'avant-garde du fait que ses travaux de jeunesse ont déjà opéré une fracture dans l'histoire du mouvement français. À l'approche de la cinquantaine, il est seul à fabriquer les outils théoriques nécessaires à une refonte de l'œuvre freudienne. D'où ce paradoxe : il devient "lacanien" parce qu'il est freudien, et parce que, au lieu d'ouvrir l'enseignement de Freud à une prétendue modernité, il s'appuie sur son passé surréaliste, sur la philosophie hégélienne et bientôt sur la linguistique, pour repenser l'ensemble d'une découverte à la lumière de son histoire».


La psychanalyse se heurte également aux rejets des communistes aussi bien que de l'Église catholique. Face à ces deux institutions, elle oppose son interprétation à tout dogmatisme : «La théorie psychanalytique prend pour objet d'étude la subjectivité humaine sous toutes ses formes (la norme, la pathologie, le singulier, l'universel, la culture, le sexe, le genre, l'identité, etc.). Et elle soutient que le sujet est libre mais qu'il n'est pas le maître en sa demeure, puisque déterminé par des forces pulsionnelles et inconscientes qui échappent à son contrôle». Contre les dogmatismes, il faut un État de droit capable de garantir la liberté de parole par laquelle s'opère une transmission de type transférentiel. La démocratie libérale apparaît donc comme une condition sine qua non de l'efficacité de la cure psychanalytique.

La psychanalyse de Lacan s'est développée «à partir d'un système de la langue conçue comme une structure et composée de signes, eux-mêmes définis selon leur valeur, à travers la relation symbolique d'un signifié à un signifiant. Si la langue se situe à l'intérieur des faits de langage sans jamais se réduire à un instrument de communication, puisque les sujets ne sont pas "libres" d'employer à leur guise le système qui les détermine, la parole se distingue de la langue comme l'individuel du social et comme l'accessoire de l'essentiel». Lacan énonce une troisième topique qui s'ajoute aux deux premières élaborées par Freud : l'imaginaire, le symbolique et le réel : «...l'imaginaire spécifie la relation duelle où se profile, dans l'autre, l'image de soi selon le mode d'une captation. Or le symbolique introduit dans cet espace une médiation comparable à celle du signifiant ou du symbole dans le registre de la langue. Autrement dit, si les mots nomment les choses en les supprimant par l'existence d'un signe qui les conceptualise ou les symbolise, l'ordre symbolique, par opposition à l'ordre imaginaire, permet au sujet parlant de se distancier de son rapport captatif à l'autre, en nommant l'espace de la relation duelle. Ce processus s'appelle une symbolisation». Enfin, le concept de réel... «désigne quelque chose comme la réalité désirante du sujet. L'adaptation du sujet à un réel ou au Réel signifie que celui-ci reconnaît la réalité de son désir inconscient et le fait reconnaître par ses semblables en parvenant à le symboliser».

Dans le cadre du développement du lacanisme, le maître s'appuie sur la linguistique de Jakobson : «À partir de là, Lacan intègre la structure du sujet à une logique du signifiant : "La place que j'occupe comme sujet du signifié, concentrique ou excentrique?" Excentrique, répond-il, selon la subversion qu'il impose au Cogito : "Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas". La nouvelle topique consiste donc à attribuer à l'inconscient la structure d'un langage dans lequel le je est défini comme un effet du signifiant». [...] «Du coup, Lacan se pense comme l'instrument différé de la rencontre qui n'a pas eu lieu : c'est moi, dira-t-il plus tard, en forme de boutade, qui ait découvert l'inconscient». Dans cette entreprise de reconstruction de la seconde topique (ça/moi/surmoi), Lacan propose «une véritable "géométrie" de la relation objectale, sans "stade" ni "maturation" ni "nosologie". À travers elle, interviennent trois modalités relationnelles, la privation, la frustration et la castration, qui sont hiérarchisées selon les trois ordres de l'imaginaire, du réel et du symbolique. Lacan définit la privation comme le manque réel d'un objet symbolique (quelque chose de signifiant manque à sa place), la frustration comme le manque imaginaire d'un objet réel (revendication jamais satisfaite) et la castration comme le manque symbolique d'un objet imaginaire (résolution de l'énigme de la différence des sexes)».

Dans ses deux volumes, Élisabeth Roudinesco n'a pas épargné les efforts qu'exige l'enquête historique. Elle a dépouillé les archives, utilisé l'enquête orale auprès des témoins (et ils sont nombreux), enfin mis à contribution ses propres souvenirs. Elle a fait l'archéologie des traces laissées par les conflits, les jalousies, les passes d'armes entre les animateurs des sociétés psychanalytiques. Malgré son admiration pour son «héros», elle ne le ménage pas. Historienne élève de Michel de Certeau, lui-même lacanien, elle considère que la vérité défie les liens d'attachement. Et comme le développement de la psychanalyse en France depuis la Seconde Guerre mondiale se mesure à l'aune de la personnalité et des œuvres de Jacques Lacan, il est difficile de reprocher à Élisabeth Roudinesco ses choix. De sa somme historique, il faut tenir compte des intérêts propres au personnage et l'orientation prise par son œuvre psychanalytique.

D'abord, le pouvoir est au centre des objectifs de Lacan. Freud aussi exerçait un pouvoir, mais c'était un pouvoir charismatique lié à ses recherches et ses découvertes, lui-même se laissant écarter de la direction politique des institutions nées autour de son activité et de sa personne. Lacan a un goût plus prononcé du pouvoir. S'il jouit d'abord d'un pouvoir charismatique il veut surtout un pouvoir politique. Au sein de la Société Psychanalytique de Paris en premier lieu, puis de l'École Française de Psychanalyse, enfin de l'École Freudienne de Paris fondée par lui-même. Plus il a de disciples autour de lui pour le vénérer comme un Prince, plus il soulève de jalousies et de rancunes. Aussi n'hésite-t-il pas à susciter des rivalités, des exclusions (dont il est lui-même victime), des démissions, multipliant les conflits, simultanément et successivement, entraînant des schismes majeurs : en 1953, en 1965, enfin en 1980. Il veut un pouvoir absolu (une monarchie éclairée dit Roudinesco). Et ces luttes de pouvoirs s'étendront jusqu'à l'affrontement dramatique avec l'Association Internationale de Psychanalyse, ce qui l'isolera sans pour autant nuire à son rayonnement qui finit à son grand plaisir par déborder les milieux concernés.

Ensuite vient l'œuvre. Depuis ses premiers succès au début des années 30, la personnalité mégalomane de Lacan n'a cessé de se développer jusqu'à prendre une dimension paranoïaque insupportable pour ses collègues, ses disciples et ses élèves prêts à le servir. Lacan veut être le seul à poursuivre le développement de la pensée freudienne, alors que les psychanalystes liés à la pratique médicale se limitent à consolider les acquis de la discipline hérités au tournant des années 30-50. Son ambition intime est donc d'être reconnu comme une éminence intellectuelle, faisant de la psychanalyse une branche de la philosophie qui doit le placer à la tête du cénacle des penseurs de son temps. Pour ce faire, il ne cesse d'accoupler la parole freudienne avec les courants de pensée les plus divers, mais aussi les plus à la mode : Surréaliste avec Crevel et Dalí; cartésien; hégélien avec Kojève; existentialiste avec Sartre avant de l'être avec Heidegger; féministe avec de Beauvoir puis le M.L.F.; structuraliste avec Levi-Strauss; sémiotique et linguistique avec Jakobson et Chomsky; positiviste logique avec Frege, Gödel et Wittgenstein; freudo-marxiste avec Althusser, Telqueliste avec Sollers et Kristeva, antipsychiatrique avec Foucault et déconstructiviste avec Derrida.

La pensée de Lacan n'a cessé de piger dans une tablée où il a amassé ce qu'il croyait compatible avec sa lecture de Freud (ce qu'il appelle «ses restes») afin de parfaire le freudisme. Mais beaucoup de ces restes s'excluaient et gâtaient la saveur du langage freudien, livrant aux oreilles des néophytes un amphigouri (le mot est de Roudinesco) indigeste. Le lacanisme finit par se dissoudre lui-même dans cette confusion des langues irréductibles et, malgré des acquis estimables, la tendance «classique» véhiculée par la S.P.P. finira par dominer, Roudinesco reconnaissant elle-même que : «La psychanalyse ne peut s'entendre que pour ce qu'elle a été originairement et ce qu'elle est dans son fond, une méthode psychothérapique de libération de l'homme enchaîné au discours de l'autre» (p. 736).

Ce trublion a toutefois joué un rôle fondamental pour la pensée freudienne. D'abord, il retarda en France la dérive vers la conception américaine de la psychanalyse, à ce point qu'à la mort de Lacan, en 1981, «une conception de la clinique sombrera corps et biens, attaquée de toutes parts par l'approche pharmacologique après avoir été largement entamée par la contestation antipsychiatrique. Par [sa] présence symbolique et [sa] sévérité à l'égard des attitudes libertaires, il aura retardé en France le déferlement des idéaux du "tout biologique" appliqué au psychisme, en tant que forme moderne d'un vieil obscurantisme» psychiatrique. Au Congrès mondial de psychiatrie de 1983, «qui se tient à Vienne en juillet, un singulier hommage est rendu à Freud par la bouche d'un thérapeute allemand qui annonce que le rôle historique de la psychanalyse est maintenant terminé». S'amorçaient le triomphe des neurosciences et de la psychologie cognitive avec leur DSM d'une part et la floraison, d'autre part, de psychothérapies souvent imbues d'ésotérisme, de magisme et de théories farfelues fort populaires sur les réseaux sociaux. Entre la pharmacopée bourrée d'opioïdes et les passes magnétiques dignes de Mesmer s'éliminait du même coup «l'écoute de la souffrance pour ne s'intéresser qu'à la chimie du corps», ce que Roudinesco elle-même qualifie de catastrophique.

Jean-Paul Coupal
26 septembre 2023  
 
 
L'EUROPE ET L'HISTOIRE DES SANS-HISTOIRE
 
La traduction française de la synthèse d'Eric R. Wolf, Europe and the People Without History arrive quarante ans après sa première et 25 après sa dernière édition anglaise. (Le sous-titre : Un nouveau récit de la colonisation du monde n'est qu'un tape à l'œil éditorial, bien d'autres livres ayant été écrits depuis sur l'histoire du colonialisme). Wolf (1923-1999), né à Vienne, issu d'une famille juive, a fuit les persécutions antisémites en prenant le chemin de l'Europe de l'Ouest puis des États-Unis où il s'est formé en anthropologie. Enseignant à l'école de Chicago, il a été l'un des rares à pratiquer ouvertement le marxisme dans son approche disciplinaire. J'ai sous la main deux autres de ses ouvrages : Peuples et civilisations de l'Amérique centrale, des origines à nos jours. Exemple de défrichement d'une zone de cultures d'où sont émergées deux des grandes civilisations précolombiennes, les Mexicas et les Mayas; un ouvrage plus polémique des années 1970, Les guerres paysannes du vingtième siècle, qui rappelle les mouvements paysans à l'origine des grandes révolutions du XXe siècle (Russie, Chine, Vietnam).

Cette synthèse ramasse toute une carrière à démythifier une conception liée à nos représentations de l'histoire nationale, fixe, forclose et partielle. Wolf en a particulièrement contre la «théorie de la modernisation», conception téléologique axée sur la diffusion du progrès occidental parmi les cultures et civilisations autres qualifiées «de sans histoire» : «En jetant des entités aussi différentes que la Chine, l'Albanie, le Paraguay, Cuba et la Tanzanie dans le même panier de sociétés traditionnelles, elle se fermait d'emblée à toute étude des différences profondes entre elles. En associant la tradition à l'immobilisme et au manque de développement, elle récusait d'emblée la possibilité que les sociétés étiquetées comme traditionnelles puissent avoir une histoire qui leur soit propre. Par-dessus tout, en divisant le monde en sociétés modernes, transitionnelles et traditionnelles, elle entrava toute compréhension utile de leurs rapports. Une fois de plus, chaque société se voyait définie comme une structure de rapports sociaux autonome et circonscrite. Cette perspective décourage l'analyse des interactions entre les sociétés et entre les groupes, dont les conflits internationaux, le colonialisme, l'impérialisme et les rapports de dépendance. Ainsi la théorie ferma-t-elle la porte à toute étude sérieuse des enjeux qui, manifestement, agitent le monde réel». Bref, l'histoire n'est pas une succession de portraits de cultures ou de nations comme les fixaient les manuels scolaires d'il y a un siècle.

Ainsi donc, avant de s'engager dans la dynamique des contacts entre civilisations dans l'espace (Toynbee), Wolf tient à rappeler que «sans l'impérialisme, il n'y aurait pas d'anthropologues. Mais il n'y aurait pas plus de Déné, de Baluba, ou de pêcheurs malaisiens à étudier. Le présupposé anthropologique voulant que ces populations soient des gens sans histoire équivaut à effacer 500 ans de confrontations, de meurtres, de résurrections et d'accommodements». Anthropologie et sociologie ont donc véhiculé longtemps un négationnisme de l'activité historique de ces peuples avant l'intrusion violente des Européens. Contre ce diptyque opposant un passé dynamique à un passé statique, l'anthropologue Alexander Lesser proposait «"que nous adoptions comme hypothèse de travail l'universalité du contact humain et de ses effets"; que nous pensions "aux sociétés humaines - préhistoriques, primitives ou modernes - non comme des systèmes fermés, mais comme des systèmes ouverts"; que nous les considérions "inexorablement liés à d'autres agrégats humains, proches ou lointains, par des connexions semblables à des toiles ou à des réseaux". Que les interconnexions historiques contribuent finalement à confirmer ou non la théorie par l'étude empirique».

Aussi, «ce livre propose une telle analyse. Il espère mettre en lumière les processus généraux à l'œuvre dans le développement mercantile et capitaliste, tout en retraçant leurs effets sur des micro-populations étudiées par des ethnohistoriens et des anthropologues. Ma vision de ces processus est historique au sens d'une histoire conçue comme un récit analytique du développement des rapports matériels se déployant à la fois à l'échelle du système dans son ensemble et à l'échelle micro. Je commence donc par considérer le monde en 1400, avant que l'Europe n'atteigne une dominance globale. Je traite ensuite de certains construits théoriques susceptibles de nous permettre de saisir les caractéristiques déterminantes du capitalisme et les modes de production qui l'ont précédé. J'enchaîne avec une analyse de l'expansion mercantile européenne et du rôle joué par divers pays européens dans l'extension globale de son emprise. Suivre les effets de l'expansion européenne me mène à discuter de la ruée vers l'argent en Amérique, de la traite des fourrures, de la traite des esclaves, et de la quête de nouvelles sources de richesse en Asie. Je discute de la transition au capitalisme dans le contexte de la révolution industrielle. J'examine ses impacts sur des régions du monde approvisionnant les centres industriels en ressources, et trace les contours de la formation de classes ouvrières et de leurs migrations continentales et intercontinentales. Dans ce récit, tant les personnes qui se réclament de l'histoire que celles qui en sont exclues apparaissent comme acteurs d'une même trajectoire historique». Tel est le tracé des 500 pages de la somme historique de Eric Wolf.

Et l'on doit dire que le résultat est franchement impressionnant. L'ouvrage de Wolf n'est pas le dernier sur le colonialisme, mais il est sans doute le plus original. Il démontre comment l'anthropologie historique ajoute un dynamisme aux différents portraits de peuples et de cultures que trace ordinairement l'anthropologue. On s'y promène à travers les «peuples sans histoire» des cinq continents. À partir de 1500, on voit, avec les intrusions commerciales des Européens, que des sociétés établies souvent depuis des millénaires sont entraînées à se modifier. Les portraits que Wolf nous trace des sociétés autochtones d'Amérique du Nord et du rôle de l'esclavage dans l'Afrique pré-moderne contrastent profondément avec les idées que nous nous en faisons présentement. Le lecteur y éprouvera un étonnement certain. À partir de 1800, avec le nouveau mode de production capitaliste industriel, les bouleversements sont encore plus grands et plus complets. Jusqu'à donner l'impression d'une implosion des cultures et des civilisations à travers la production et la diffusion des marchandises et la réorganisation des rapports sociaux autour de l'organisation technique du travail.


Lorsque nous refermons le livre, nous nous trouvons donc devant une formidable description d'un «ensemble qui se présente comme une totalité en soi, voire un système»; un ensemble qui se serait «développé dans le temps[, de] regroupements d'humains comme des formations sociales "inextricablement connectées les unes aux autres, de près ou de loin, comme parties d'un même réseau d'une même toile" [A. Lesser]». Si l'on veut savoir ce que signifie l'expression «systémique», cet ouvrage en donne une idée assez précise. Toutes les populations du monde se retrouvent ainsi inclus dans ce système dont le mode de production capitaliste a été le maître d'œuvre. Wolf n'a rien épargné dans sa fresque démonstrative des rouages qui font agir le monde. Pourtant, ce système si cohérent et si diversifié, si tentaculaire et si efficace soit-il, nous laisse devant une faim de l'esprit que l'auteur réalise lui-même et pour lequel il sent le besoin d'ajouter une postface où sont brièvement abordés tout ce qui manque dans le système et qui «ne sont pas seulement logiques et dénotatives; [mais] souvent somatiques, kinesthésiques, affectives et esthétiques». Tout ce que l'auteur finit par mettre dans le concept d'idéologie. Encore ne voit-il dans les idéologies que «des armes dans le conflit des intérêts sociaux», ce qui est fâcheusement réductible. Sur ce point, il ne dépasse pas les insuffisances inhérentes au marxisme : «Un mode de production donne naissance à des systèmes d'idées multiples et souvent contradictoires. Ils forment une "écologie" de représentations collectives». Soit. Mais le système de Wolf s'arrête là où la vie et le sens de la vie des humains en société commencent.

Enfin, si comme moi, vous êtes allergiques à la langue de bois woke, comme je l'étais du jargon marxiste-léniniste des années 70-80, je vous conseillerais de sauter la préface des traducteurs Drainville et Hébert, prétentieusement intitulée «Lire Eric Wolf». L'écriture de Wolf ne s'embarrasse d'aucun jargon, ce qui n'est pas le cas de la dite préface. D'autre part, «Lire Eric Wolf», à l'exemple du discours woke, apparaît personnellement insolente envers l'auteur. Par exemple, lorsque nos préfaciers mentionnent combien le passage à une langue genrée comme le français accentue «la centralité qu'il (Wolf) donne à l'histoire des hommes par d'autres hommes... Mais ici, les relectures féministes de l'économie politique semblent véritablement fragiliser le récit que déploie Wolf. Nous pourrions dire que la manière dont il semble sous-estimer les résistances des Autochtones et afro-descendants dans "Europe" est une lacune du même ordre...» Comment l'auteur qui a écrit Les guerres paysannes du vingtième siècle peut-il être accusé de sous-estimer les résistances des Autochtones et afro-descendants, lui, qui a vécu sa vie aux États-Unis? Comment le croire assez insouciant de l'exploitation des femmes dans les rapports de production des sociétés «satellites» aux métropoles coloniales? C'est en 1971 que Guy Dhoquois, dans Pour l'histoire (Anthropos éditeur) écrivait que «l'exploitation de l'homme par l'homme a commencé par l'exploitation de la femme par l'homme». Vraie ou fausse, cette affirmation suggère bien le haut niveau de conscience de la situation des femmes dans l'histoire des rapports sociaux au milieu du XXe siècle, y compris chez Wolf. Bref, le mal woke ramène toujours à condamner les auteurs du passé parce qu'ils ne soulignent pas à gros traits rouges ce qui le préoccupe personnellement aujourd'hui.

Pourquoi alors traduire cet ouvrage s'il ne convient pas à notre façon de considérer les choses? Parce qu'on y retrouve les données du réquisitoire déjà exposées, érudit et intelligible qu'on a pas besoin de refaire. Évidemment le titre commande le rappel de la célèbre phrase du rapport Durham : Peoples Whitout History interpelle la vieille blessure narcissique québécoise. Or, nos deux préfaciers ne poussent pas plus loin le sens de cette expression «peuple sans histoire et sans littérature». L'idée d'un peuple sans histoire n'est pas née de la tête de Durham. C'était un lieu commun de la philosophie politique du XIXe siècle tiré des leçons de Hegel. «Un peuple sans histoire» était un peuple sans État autonome; il était «sans littérature» parce qu'il n'était pas l'auteur du Droit qui le régissait. Marx et Engels reprendront l'expression pour qualifier les peuples de l'Europe du Sud-Est qui n'ont jamais connu d'États parce que dépendants des Empires centraux (ottoman, austro-hongrois, russe). Le «narcissisme des petites nations» revendicatrices d'un État autonome est évidemment méprisé par la paranoïa des grandes nations, attitude partagée par nos deux traducteurs lorsqu'ils achèvent leur préface en relevant qu'après octobre 1970, «de nouveau coincé, le Québec s'est englué dans le fétichisme de sa spécificité». Par une pirouette que n'a pas eue l'adresse du Speaker Rota, ils en viennent à s'associer à Durham et considérer les Québécois toujours un «peuple sans histoire».

Comme la perfection n'est pas de ce monde, nos «correcteurs sensibles» ponctuent leur traduction de notes infrapaginales qui ramènent Wolf, ce «narrateur dont la tâche est de faire sens du monde», dans leur optique. Mais leur vigilance correctrice échappe cette bourde de l'auteur lorsqu'il écrit qu'«en 1492, un capitaine génois à l'emploi de la reine d'Aragon»... Le capitaine génois, c'est bien sûr Christophe Colomb, et la reine, mais instinctivement, nous, les vieux croûtons racistes, sexistes, genrés, savons pour l'avoir appris à la petite école (4e année au moins dans le Laviolette), que la reine Isabelle était de Castille. Son époux, Ferdinand, le roi d'Aragon, n'avait cure du voyage de Colomb, obnubilé qu'il était par ses intérêts à Naples et dans les deux Siciles! Échappée qui survient alors que quelques lignes plus haut, Drainville et Hébert renvoyaient à une note à propos d'Ibn Battûta, que Wolf désignait comme Marocain, et que nos procureurs insistent pour un titre moins «anachronique», celui de maghrébin. Le terme n'est pas moins anachronique puisqu'au Moyen Âge, on appelait Maures les habitants d'Afrique du Nord, le terme de Maghreb ayant été accepté que vers 1960, au moment de la décolonisation. Ils feront une autre remarque semblable à propos de l'usage de Ceylan pour Sri Lanka et à propos d'Iroquois, terme considéré comme «désuet» et remplacé par «Haudenosaunee». Eux-mêmes d'ailleurs n'oseront le remplacer dans la suite où ils conservent le terme désuet mais plus commode d'Iroquois. L'histoire, pour être une science morale, n'en est pas pour autant un tribunal.

L'intoxication idéologique woke dévore les meilleurs ouvrages que les jeunes historiens ou anthropologues québécois nous présentent. Le mea culpa de la «blanchité» de Catherine Larochelle en conclusion de «L'école du racisme», ouvrage autrement remarquable, est d'une puérilité pathétique, tandis que «Lire Eric Wolf» pèse comme un lourd sac de sel sur le plaisir que le lecteur pourrait avoir à entreprendre de «lire Eric Wolf».

Jean-Paul Coupal
5 octobre 2023  

 
LES ANIMAUX DANS L'HISTOIRE
 
«L'histoire humaine n'aurait pu se dérouler comme elle a eu lieu sans les animaux. L'affirmation peut d'autant paraître osée qu'ils ont été évacués des ouvrages historiques ou ravalés au rang de matériel et ainsi rendus invisibles. Longtemps les historiens n'ont même pas songé à eux. Mais qu'on réfléchisse quelque peu et leur importance émerge, grandit, s'impose». Ainsi commence la préface d'Éric Baratay au recueil dont il est l'éditeur : Les Animaux dans l'histoire. Il est assez extraordinaire, en effet, que la présence des animaux (comme des plantes d'ailleurs) aille plus loin qu'une simple énumération des écosystèmes passés. Ces variétés sont généralement mises en relation avec des quantités : Combien de chevaux avait Cortès lorsqu'il entreprit la conquête de Tenochtitlan? Quels étaient les types d'animaux à fourrure chassés du temps de la Nouvelle-France? etc. Au-delà, les historiens ne creusent pas davantage la présence animale dans l'histoire.

Aussi, le titre de l'ouvrage que le médiéviste Robert Delort fît paraître en 1984, Les Animaux ont une histoire, apparaît-il comme un véritable manifeste. L'historien offrait un premier état des lieux de nos connaissances sur le règne animal dans l'histoire de l'humanité. Depuis, lui et bien d'autres ont élargi nos connaissances. Le recueil d'Éric Baratay rassemble ici une quinzaine de ces historiens qui ont fait paraître au cours des quarante dernières années dans la revue «L'Histoire» des articles portant sur la place des animaux dans le passé humain. On y retrouve, entre autres, deux textes de Delort (dont un, magnifique, sur l'histoire des éléphants), de Daniel Roche, de Michel Pastoureau, mieux connu pour ses essais sur l'histoire des couleurs.

Éric Baratay a été l'un de ces jeunes historiens éveillés par le «manifeste» de Delort. Depuis plus d'une vingtaine d'années, il n'a cessé de publier des ouvrages s'efforçant de restituer la part de l'animal dans le cours du développement humain. Le point de vue animal parait en 2012, Biographies animales en 2017 et, en 2021, l'étonnant Cultures félines, où Baratay va jusqu'à transcrire dans son écriture les différents mouvements du corps félin! De la chasse aux animaux sauvages à leur domestication, les animaux ont fait les frais du passage du nomadisme à la sédentarisation de l'espèce humaine, passant des aires ouvertes aux fermes d'élevage. De coursiers en pleine liberté, les animaux ont été domptés pour devenir bêtes de sommes ou véhicules de combats - des steppes mongoles aux grandes armées européennes -, y compris durant la Grande Guerre. Ils ont été les premiers tanks avec les éléphants; les premiers drones avec ces chiens au ventre desquels les soldats fixaient un sac bourré de TNT; des courriers postaux avec les pigeons ou ces armes de jet qu'étaient ces urnes fermées lancées par des catapultes qui se fracassaient sur les ponts des navires libérant des serpents venimeux.

«Les animaux ont ainsi été introduits dans toute la vie matérielle des humains, jusqu'aux divertissements, souvent organisés avec eux et presque toujours à leur détriment; exhibitions de captifs, traques de "loisir", combats forcés, etc., présents dans toutes les civilisations jusqu'à nos jours. En Occident, du zoo à la course équestre, du cirque à la corrida, du jeu de l'oie au combat de coqs, les spectacles d'animaux ont mis et mettent encore en scène les caractères attribués à "l'animalité" (de la sauvagerie à la capacité à singer l'humanité), les entreprises menées depuis longtemps (du domptage à la réduction au bon plaisir) et la profonde ambition sous-jacente : vaincre le sauvage, soumettre les "bêtes" et la nature». Dans ce recueil, les multiples facettes des relations entre humains et animaux sont regroupées en sections : Rencontres au fil du temps, Mis au service, élever pour produire, Nichés dans les imaginaires et les politiques et une postface autocritique de Baratay : «Comment les historiens ont découvert les animaux».

La lente progression de la conscience humaine à s'ouvrir à l'historicité animalière témoigne une fois de plus de l'insouciance marquée des sociétés envers l'environnement. Accrochés que nous sommes à l'instance biblique de la Genèse, nous sommes restés convaincus que la nature n'avait été créée que pour les usages que les humains en feraient afin d'assurer leur survie. Cette proximité existentielle a joué dans deux directions : une bestialisation de l'être humain et un anthropomorphisme des animaux. L'échange symbolique a circulé à travers les courants religieux (l'agneau christique), les superstitions néfastes (du serpent de l'Éden aux chats noirs des sorcières), l'héraldique de la noblesse et de la royauté (griffons et léopards d'Angleterre) à l'aigle impérial (les Habsbourg, le Tsarisme, les États-Unis et le Mexique). Après avoir projeté les vertus chevaleresques sur les bêtes, on renversait la direction et on se mit à pourchasser les comportements humains tenus pour «bestiaux».

L'anthropomorphisme n'est pas apparu avec les dessins animés du XXe siècle. Il est bien présent tout au long du Moyen Âge, dans les fabliaux par exemple. À cette époque où les animaux vivaient dans une promiscuité totale dans les campagnes et les villages, il arrivait que des accidents malheureux entraînassent des procès d'animaux auxquels on mettait tout le décorum de n'importe quel procès criminel. Ce fut le cas de la truie de Falaise (1386) qui avait arraché le visage et un bras à un bambin de 3 ans. Michel Pastoureau raconte ici les moult détails de ce procès formidable où le rite procédurier (des mutilations reproduisant sur la bête les blessures causées à la victime jusqu'au masque humain qu'on lui appliqua au moment de son supplice) coûta une petite fortune à la communauté, jusqu'à faire peindre une fresque sur le mur de l'église illustrant l'exécution. Il faut remarquer que ces procès d'animaux coïncidèrent avec les fameux procès de sorcellerie : «En France, du XIVe au XVIIe siècle, l'intervention de la justice se déroule alors presque toujours selon le même rituel : l'animal est capturé vivant et incarcéré dans la prison appartenant au siège de la justice criminelle du lieu; celle-ci dresse le procès-verbal, conduit une enquête et met l'animal en accusation; le juge entend les témoins, confronte les informations et rend sa sentence, qui est signifiée à l'animal dans sa cellule. Cette sentence marque la fin du rôle de la justice : l'animal appartient désormais à la force publique, chargée d'appliquer la peine».

À l'inverse, la bestialisation de l'humanité contribua à nourrir les considérations racistes au moment même où se développait une nouvelle affection animalière. La progression de l'abolition de l'esclavage, en effet, est allée parallèlement avec le développement d'une sensibilité intimiste portée envers les animaux de compagnie. C'est à la fin du XVIII
e siècle que les Européens commencent à éprouver une sensibilité affective toute nouvelle pour les bêtes. Le 21 janvier 1793, alors que le roi Louis XVI est guillotiné, Bernardin de Saint-Pierre, intendant du Jardin des Plantes, s'inquiète pour le sort du rhinocéros du jardin de Versailles. Deux problèmes se posent à lui : «...en premier lieu, la servitude des animaux enfermés. Le spectacle d'animaux en cage est en effet dégradant. Mais il évoque aussi un autre combat que la république doit mener et dans lequel Bernardin s'est engagé : la lutte contre l'esclavage». La vertu républicaine commande que «l'homme ne doit plus être le tyran du règne animal». Le Jardin des plantes, devenue ménagerie, doit être non un lieu de divertissements mais d'éducation nationale : «les commissaires de Paris ont reçu l'ordre de débarrasser la capitale des dizaines de spectacles d'animaux, ours muselés, singes savants, chats miauleurs, chiens jongleurs... autant de spectacles dégradants pour les citoyens et les bêtes, qui doivent dorénavant être déposées, contre l'indemnisation, au Jardin des plantes». Paradoxalement, parmi ces bêtes à libérer de leurs chaînes vont figurer les esclaves noirs.

La sensibilité romantique, qui naît avec le républicanisme français et s'étend par toute l'Europe, suppose des vertus animales qui répondent aux critères moraux du temps. «L'éléphant intrigue. L'animal est connu, mais ses mœurs, et surtout ses relations sexuelles, demeurent mystérieuses, les éléphants se retirant dans les espaces les plus éloignés de la forêt pour copuler. Cette pudeur des plus républicaines le distingue de l'exhibitionnisme sans gêne des singes, mauvais sujets libertins qui rappellent le temps de l'aristocratie sans foi ni morale». Aussi, le Jardin des plantes organise-t-il, le 29 mai 1798, un concert musical dans le but d'exciter sexuellement un couple d'éléphants (Hans et Marguerite, volés au stathouder des Provinces Unies). Le but était de montrer que les animaux sauvages s'accouplaient mieux dans les vastes espaces aménagés par le Jardin des plantes que dans les zoos de Londres, où ces pauvres bêtes dépérissaient dans des enclos trop étroits. Cette même sensibilité devait présider à l'émancipation des esclaves. À titre indicatif, soulignons que la branche française de la Société Protectrice des Animaux est fondée en 1845, trois ans avant que ne soit votée en 1848, par le décret Schœlcher à l'Assemblée nationale, l'abolition de l'esclavage dans les colonies de la France.

Aujourd'hui, alors qu'une hypersensibilité a forcé certains philosophes à rédiger une charte des droits des animaux comme il en existe une depuis 1789 pour les droits de l'homme, on se dégoutte à manger de la viande, à expérimenter sur les animaux, à les dépouiller de leurs fourrures pour s'en revêtir; des pudeurs que les générations précédentes n'avaient jamais éprouvés, sauf dans quelques cultures telle la civilisation indienne. Le même Bernardin de Saint-Pierre établissait «un lien entre guerre et régime carnassier», établissant le préjugé que parce que l'humanité se nourrissait de viande ou de chairs vivantes, elle était plus agressive que si elle avait été complètement végétarienne (ou végétalienne). La cuisine orientale macrobiotique d'Ohsawa ou «le complexe d'Alexandre» de Jean Pellerin sont autant de préjugés binaires qui reproduisent un certain dégoût pour la viande animale comparable à celui qu'on peut avoir pour leur sexualité.

Soyons sérieux. Les relations entre les humains et les animaux ne reposent pas a priori sur des rapports symboliques aussi simplistes. La vérité objective est toute autre et autrement plus profonde. Si la colonisation humaine de la planète entière a pu s'opérer d'une façon aussi complète et réussie, c'est que sans la présence des animaux - comme nourriture, comme pelage, comme transports, comme compagnonnage -, elle n'aurait pu s'accomplir. Cette prise de conscience ne s'est faite qu'au milieu du XXe siècle lorsque, considérant la présence des dromadaires, l'arpenteur des espaces sahariens, Théodore Monod, constatait : «Libyens, guerba, palmier, chameau. Et c'est une révolution grâce à laquelle le Sahara n'est pas aujourd'hui un désert australien, sans puits, sans noms de lieux et sans nomades». Une démonstration d'Hercule Poirot ne saurait mieux convenir.

Jean-Paul Coupal
8 octobre 2023 


LE MOUVEMENT SITUATIONNISTE
 
Le 30 novembre 1995, Guy Debord mettait fin à ses jours. Le mouvement situationniste s'était autodissous depuis 1972, mais son esprit demeurait vivant. En 2012, Patrick Marcolini en dresse l'histoire intellectuelle : «Cet ouvrage se propose d'être une introduction aux théories du mouvement situationniste, aux concepts qu'il a pu développer en vingt ans d'existence (de 1952 à 1972), mais aussi à leur devenir dans la culture et la politique de l'époque contemporaine (de 1972 à nos jours). Il s'agit donc d'une histoire intellectuelle qui, dans la trajectoire des idées, accorde plus d'importance aux mouvements de surgissement ou d'inflexion qu'aux phases de stabilisation, voire de pétrification idéologique». Car telle était l'opinion de l'historien. Ce qui restait du mouvement situationniste était soit récupéré par l'organisation capitaliste du tournant du millénaire, soit pétrifié dans une nostalgie passéiste.

Le mouvement situationniste est l'un de ces nombreux mouvements de jeunes nés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Ses racines s'étendent jusqu'à Dada, enjambant le mouvement surréaliste honni par ses membres. En 1945, Isidore Isou avait déjà fondé l'Internationale lettriste (IL). C'est elle «qui va poser les bases du mouvement situationniste. Il est alors constitué de Serge Berna, Jean-Louis Brau, Guy Debord et Gil J. Wolman, qui seront rejoints ensuite par Ivan Chtcheglov, Gaëtan Langlais, Michèle Bernstein (future épouse de Guy Debord), et d'autres encore...». Pour l'heure, il s'agit d'un mouvement artistique dont le programme se veut le dépassement de l'art selon une tendance forte issue du XIXe siècle et du romantisme; «s'attacher à faire de la vie elle-même une forme d'art, dans laquelle la créativité des individus pourra librement se déployer. C'est ce que les jeunes membres de l'IL appellent "construire des situations" : organiser les circonstances de la vie quotidienne de telle sorte que s'y multiplient les expériences les plus intenses». Le mot est à la mode. Jean-Paul Sartre l'inscrit à la fin de L'Être et le Néant et commence une série de recueils contenant ses études littéraires et politiques.

Rejetant toute filiation avec les existentialistes sartriens, la nouvelle Internationale entend forger sa propre conception de la situation : «Très tôt, dès 1952, le concept de situation fait... son apparition, pour désigner l'ensemble des circonstances matérielles et morales dans lesquelles une personne se trouve prise - au sens où la vie de quelqu'un est toujours tissée d'une suite de situations concrètes. Ce concept de situation désigne la localisation d'une personne, sa position concrète dans un espace donné, sa "place" pour utiliser un vocabulaire phénoménologique - et l'on verra que cette question de la spatialisation sera déterminante dans le mouvement situationniste, en rapport avec les notions de psychogéographie et de dérives. Mais il renvoie aussi à la condition psychologique, à l'état affectif d'une personne à un certain moment de sa propre évolution - et ici c'est la question de la temporalisation qui est en jeu, incluant les sujets dans une trajectoire propre, une ligne de vie dont ils sont (ou peuvent être) les auteurs, puisque les situations sont transitoires par essence, objets de modifications perpétuelles en dépit du caractère cyclique de certaines activités provoquant régulièrement le retour de situations identiques».

Le situationnisme se montre toujours à cheval entre la Psyché et le Socius. Parce «qu'une situation n'est jamais strictement individuelle ou subjective, d'abord au sens où elle est déterminée dans toutes ses composantes par un contexte social, économique, politique, etc.; ensuite parce qu'elle peut aussi être considérée de l'extérieur comme l'ensemble, le complexe ou le "bloc" que forment des personnes inscrites à la fois dans un espace circonscrit et dans un jeu d'événements, y réagissant et la transformant de l'intérieur. La situation est donc constituée par ce qu'on appellerait en langage philosophique la coprésence de ces personnes, de leur environnement matériel, et de l'intrigue qui les relie. Elle est une unité sujet-objet socialement déterminée, évolutive et reconfigurable dans le temps, dans laquelle tous les éléments sont solidaires les uns des autres, et peuvent donc s'affecter réciproquement. Ce que l'IS résumera ainsi : "La situation [...] est faite de gestes contenus dans le décor d'un moment. Ces gestes sont le produit du décor et d'eux-mêmes. Ils produisent d'autres formes de décor et d'autres gestes"».

C'est en 1955 que Debord donne sa définition de la psychogéographie : «La géographie [...] rend compte de l'action déterminante des forces naturelles générales, comme la composition des sols ou les régimes climatiques, sur les formations économiques d'une société et, par là, sur la conception qu'elle peut se faire du monde. La psychogéographie se proposerait l'étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. L'adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s'appliquer aux données établies par ce genre d'investigations, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et même plus généralement à toute situation ou conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte». La psychogéographie consiste donc à temporaliser l'espace selon la subjectivité des individus. Elle appartient au monde des représentations - autre concept repris par les situationnistes - une poétique révolutionnaire de l'espace.

Le souhait de réinventer le monde, de réinventer la vie s'est dégagé des années d'horreurs vécues depuis le début du XX
e siècle. Dans ces conditions, le souhait ne pourra se concrétiser qu'une fois les anciennes formes artistiques et politiques auront été complètement détruites. C'est à la mort de l'art qu'appellent les situationnistes. En particulier dans le domaine architectural. Des situations nouvelles surgiront des formes révolutionnaires qui mettront un terme final à la décadence capitaliste. Comme le dit Marcolini : «Il faut non seulement s'essayer à des formes de vie alternatives, mais intervenir sur le milieu urbain qui en est le cadre. Car c'est l'ambiance d'un quartier, sa composition sociale et sa physionomie architecturale qui décident de l'existence qu'on y mène, des rencontres qui s'y produisent». Une méthode d'observation et une nouvelle discipline scientifique sont donc lancées par les membres de l'IL afin d'étudier ces phénomènes et de les transformer : ce sera respectivement la dérive et la psychogéographie.

C'est à la conférence tenue en juillet 1957 à Cosio d'Arroscia, en Italie, que l'IL et le MIBI (Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste) fusionnent afin de donner l'Internationale situationniste, rejoint bientôt par Ralph Rumney et son Comité psychogéographique de Londres. Durant les quinze années que dura l'IS elle ne consista qu'en un nombre restreint d'adhérents (70 seulement sur la période 1957-1960), et de ce nombre plusieurs n'effectuèrent qu'un passage éclair. Parallèlement, les membres de l'IS s'associent au groupe politique «Socialisme ou Barbarie» où ils rencontrent le sociologue marxiste Henri Lefebvre dont la critique de la vie quotidienne converge vers le situationnisme. Côté politique, ils se rapprochent de l'ultragauche, dépassant le bolchevisme soviétique sans rompre avec un projet communiste.

Avec le tournant des années 1960, le mouvement accueille «une nouvelle génération d'activistes et d'intellectuels, plus rompus à la radicalité politique... : Attila Kotányi, Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati, René Viénet. En peu de temps, ils reprennent et développent les intuitions des premières années : ce sera la théorie du spectacle et des rôles sociaux, la critique du travail comme activité aliénée, une réflexion sur un usage anti-idéologique du langage, et la redéfinition de la révolution comme transformation de la vie quotidienne par la rupture immédiate avec les rapports sociaux hiérarchiques et capitalistes». Les situationnistes n'ont jamais rompu avec l'entreprise de destruction des superstructures de la culture dominante, allant jusqu'à reconnaître que leur mouvement même faisait partie de cet effondrement. Faisant preuve d'une lucidité peu commune, Guy Debord formule sa fameuse théorie de la société du spectacle.

Comme le concept de situation avait été emprunté à Sartre, c'est à Bertolt Brecht et son «Petit Organon» que Debord s'approprie la théorie du spectacle : «Autour de nous, des silhouettes immobiles, plongées dans un état étrange; ces spectateurs semblent tendre tous leurs muscles dans un violent effort, ou s'abandonnent à un état de profond épuisement. Aucune communication des uns aux autres, on dirait une réunion de dormeurs qu'agitent de mauvais rêves... Ils ne regardent pas; ils boivent du regard; ils n'écoutent pas; ils "absorbent" par les oreilles. Regarder et écouter sont des activités plaisantes à l'occasion, mais ces gens semblent dispensés de toute activité et comme "manœuvrés" à leur insu. L'état d'égarement dans lequel ils sont plongés, livrés semble-t-il à des impressions confuses mais violentes, est d'autant plus profond que les acteurs sont meilleurs». Partant de cette observation de Brecht, mais «au prix toutefois d'un malentendu fondamental, puisque ce terme est la plupart du temps utilisé pour désigner l'hégémonie des médias dans la sphère publique, ou l'avènement au XXe siècle d'une civilisation de l'image. Ce ne sont là, pourtant, que les aspects le plus superficiels du phénomène décrit par les situationnistes. Comme avait pris soin de le préciser Guy Debord, "le spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images" : il "n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images". Les "moyens de communication de masse" n'en sont donc qu'un "aspect restreint", une "manifestation superficielle"».

En 1957, dans le Rapport sur la construction des situations : «Le spectacle y est défini par rapport à la situation, comme le phénomène qui lui est directement antagoniste, d'abord sur un plan psychologique, ensuite sur un plan social. Et ce pour une bonne raison : le spectacle désigne d'abord le rapport que les œuvres d'art instaurent traditionnellement entre leur public et ce qu'elles donnent à voir. Comme le révèlent le vocabulaire et les références utilisés par Debord, l'archétype du spectacle - il suffit de revenir au sens ordinaire du mot - est donc la représentation théâtrale». Le spectacle devient la conception propre de l'aliénation dans la société capitaliste de consommation : «Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil», tel qu'il le formule dans la thèse 21 de son opuscule, «La société du spectacle».

Ce qui apparaît paradoxal à la suite de la formulation des thèses de Debord puis la carrière posthume du situationnisme, c'est la manière dont elles ont été récupérées par ce qu'elles-mêmes dénonçaient avec virulence. Nombre des situationnistes sont devenus des apparatchikis de la nouvelle organisation de production capitaliste, autant dans le domaine du design, de la publicité ou des arts que dans l'administration ou la cybernétique. Ainsi, «pendant les décennies qui ont suivi l'autodissolution de l'IS, la référence aux principales idées du mouvement est devenue une sorte de passage obligé pour des personnages que les situationnistes auraient considérés avec le plus grand mépris, comme les artistes de la jet set, les publicitaires ou les hommes de médias. Plus profondément, les concepts développés par Debord et ses camarades alimentent aujourd'hui la réflexion de milieux sociaux dont les vues sur le monde contemporain sont aux antipodes de celles de l'IS : le fait que les écrits situationnistes figurent dans les bibliographies données aux étudiants de certaines institutions militaires en est un bon exemple. On est donc fondé à utiliser le concept de "récupération", que les situationnistes eux-mêmes avaient inventé pour désigner l'absorption des mouvements de contestation dans le système qu'ils avaient entrepris de combattre». Pour F. Lonchamps et A. Tizon, «les situationnistes "ont participé à l'évolution des mœurs et à la modernisation de la société, d'abord sans toujours le vouloir, par leur critique même, lui indiquant quelles étaient ses ultimes conquêtes possibles, puis très concrètement, en expérimentant de nouvelles manières de travailler, en inventant un autre usage de la vie"».

Comment, en effet, un mouvement qui se voulut radicalement révolutionnaire en est-il venu à devenir la source d'inspiration dans «le passage d'un esprit du capitalisme ascétique, autoritaire et répressif à un nouvel esprit du capitalisme hédoniste, permissif, voire transgressif». Lui, qui situait la créativité dans l'acte de rompre avec les liens aliénants de la société bourgeoise ouvrant sur une volonté de renouvellement sans fin. Ainsi, «Raoul Vaneigm écrivait dans ce Traité du savoir-vivre qui fut le bréviaire de la génération 68 : "On parle de créativité à propos d'une œuvre d'art. Qu'est-ce que cela représente à côté de l'énergie créative qui agite un homme mille fois par jour, bouillonnement de désirs insatisfaits, rêveries qui se cherchent à travers le réel, sensations confuses et pourtant lumineusement précises, idées et gestes porteurs de bouleversements sans nom!" Or la caractéristique du capitalisme selon les situationnistes était d'enfermer, d'exploiter et finalement d'appauvrir cette créativité à la fois sur le plan de la production et, fait nouveau dans l'après-guerre, sur le plan de la consommation».

Et Marcolini de tirer la grande conclusion de son inventaire historique. Au dépassement de la gauche situationniste par le nouveau conformisme d'un capitalisme du spectacle, il appelle à «une réflexion sur le concept même de révolution. Il vaut la peine de rappeler... ce passage du Manifeste communiste : "La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l'ensemble des conditions sociales. [...] Ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l'instabilité et du mouvement". On doit donc se demander s'il est bien judicieux de contester par la révolution, c'est-à-dire par un changement radical de la totalité des rapports sociaux, un système qui a précisément fait de la révolution la loi de son fonctionnement et du maintien de ses prérogatives. N'est-ce pas là l'origine de ce fatum qui condamne toutes les révolutions à être intégrées dans le développement dialectique de ce système comme son moment négatif, permettant le passage à un stade supérieur de son évolution? Au contraire, il serait sans doute plus cohérent, pour s'opposer au capitalisme, de défendre "ce qui lui résiste", ce qui lui est encore extérieur, ce qu'il n'a pas encore happé dans ses rouages. Il s'agirait donc d'être "conservateur", mais de l'être "dans un sens qu'aucun homme qui s'affiche comme conservateur n'accepterait"». La révolution est au cœur de la politique bourgeoise. Aux yeux des situationnistes, la récupération de la révolution russe par le capitalisme d'État soviétique en fait la démonstration.

Dans la mesure où le situationnisme se positionne dans l'ultragauche, voire l'anarchisme, sa maîtrise des concepts finit par lui échapper, récupérée ou bien par un libertarisme d'extrême-droite agressif, s'appuyant sur les nouvelles technologies, ou bien par un anarchisme populaire, disons plus traditionnel, inspiré des grands théoriciens Bakounine et Kropotkine, mais sans rompre avec le marxisme le plus fondamental. Comment s'opposer à la bourgeoisie capitaliste sinon qu'en se faisant le protecteur des acquis des civilisations, acquis toujours menacés par le vent de destruction qui souffle du capitalisme libéral. Aussi, pour Marcolini, «La tâche du conservateur ontologique est donc de défendre la communauté, c'est-à-dire les formes autonomes de la vie collective et de la culture populaire, et d'œuvrer à la réappropriation de ce qui en est l'humus : les gestes et savoir-faire vernaculaires qui sont le gage d'une autoproduction des moyens d'existence, et donc d'une indépendance vis-à-vis de tout pouvoir central comme de toute technologie aliénante. Dans la mesure où cette tâche commande de renouer avec un passé enfoui sous le poids mort de la civilisation capitaliste et industrielle, elle suppose aussi d'"arracher aux traditionalistes le monopole de la Tradition"».

Jean-Paul Coupal
13 octobre 2023  

 
AU COMMENCEMENT ÉTAIT...
 
Au commencement était... le XXe siècle. Depuis le début du nouveau millénaire, il semble que l'héritage des siècles antérieurs prend l'allure d'un fardeau insupportable dont il faut se débarrasser. On met la hache dans les concepts, les catégories, les périodisations, les chronologies. Bref, apparaît une «nouvelle histoire» construite selon les principes idéologiques de la mondialisation : tous les peuples de tous les temps enfin réunis dans une même synthèse d'histoire universelle.

Le Au commencement était..., de David Graeber et David Wengrow, reprend le premier verset de la Bible, avec la prétention de n'être rien de moins que cette «nouvelle histoire de l'humanité» qui veut en finir avec «la bonne vieille histoire rabattue», et, ma foi, c'est fort bien réussie. David Graeber, mort en 2020, est présenté comme un «penseur iconoclaste». «Figure de proue d'Occupy Wall Street», auteur d'une Histoire de la dette remarquée, Graeber se range dans la mouvance anarchiste (et non libertarienne) qui entend révolutionner toutes nos conceptions en privilégiant ces millénaires précédant l'invention de l'écriture. Comment en finir avec la vision évolutive du développement telle qu'élaborée par V. Gordon Childe avec ses concepts de révolution néolithique, révolution agricole et révolution urbaine? Avec leur extraordinaire érudition, ces deux auteurs ont détroussé tout ce qui s'est publié dans les domaines de l'archéologie et de l'anthropologie au cours du dernier demi-siècle. Le résultat est un ouvrage étoffé, passionnant, fascinant, déroutant même. Un incontournable pour se mettre à jour dans un domaine marginal de la connaissance historique et qui s'est mérité un florilège d'éloges.

Cette lecture anarchiste doit avant tout être prise comme une philosophie de l'histoire, même si elle s'appuie sur des informations empiriques et une critique analytique serrée. Graeber et Wengrow, en s'opposant à une vision évolutive linéaire et universelle, font prendre conscience que les sociétés préagricoles ne se résumaient pas à un état de conduites primitives, mais plutôt à un monde de chasseurs-cueilleurs qui était en soi «un monde d'expérimentations sociales audacieuses». Du paléolithique supérieur (entre 45,000 et 10,000 avant notre ère) jusqu'à l'apparition des civilisations orientales (- 4,000), les multiples sociétés abordées démontrent «cette faculté d'expérimentation sociale et d'autocréation - cette liberté, en somme», faculté qui sera un leitmotiv tout au long de l'ouvrage : «Nous sommes tous des projets, des chantiers d'autocréation collective», proclament-ils, faisant profession de foi anarchiste dès le début de l'ouvrage.

Pour asseoir leur a priori, les auteurs partent des considérations développées par Jean-Jacques Rousseau sur l'origine des inégalités humaines. Pour ce faire, ils récusent à la fois la conception de Hobbes («L'homme est un loup pour l'homme») comme celle de Rousseau («l'homme naît bon, c'est la société qui le corrompt»). L'humanité n'a été ni maudite à ses origines, ni connue un âge d'or originel rompu soudain, ce moment où «l'histoire de l'humanité a déraillé». Devant ces thèses jugées simplistes, Graeber et Wengrow rappellent tout de même que 95% du passé humain s'est déroulé autour de tout petits groupes de chasseurs-cueilleurs avant que n'arrivent l'agriculture, les premières cités, enfin ces États-machines dont parlait Lewis Mumford.

La question de l'inégalité est posée non à partir de Rousseau, mais à partir de la leçon morale que le Huron-Wendat Kondiaronk adresse au baron de Lahontan. À l'égalité, Kondiaronk préfère la liberté, celle qui caractérisait le mode de vie autochtone d'Amérique du Nord. Nos auteurs supposent alors que cette prédisposition à la liberté aurait été partagée par les sociétés originelles, parce que «les êtres humains ont continuellement butiné entre différentes formes d'organisation sociale pendant l'essentiel des quelque quarante mille dernières années, n'érigeant des structures hiérarchiques que pour mieux les mettre à bas, [dont] les conséquences sont déterminantes». Il n'y a donc pas une seule et exclusive ligne évolutive des sociétés, mais une multiplicité d'expérimentations qui ont pris naissance comme elles ont pris fin que le livre expose les unes après les autres. Si «les humains n'ont peut-être jamais connu l'innocence primordiale, ils semblent bien avoir été d'emblée résolument hostiles à l'idée de se laisser dicter leur conduite», ce qui revient à dire que ces premières sociétés pratiquaient déjà un régime démocratique, sans doute plus authentique que le nôtre, si on observe les capacités de délibérations qui animaient les sociétés amérindiennes rencontrées par les missionnaires.

Des grandes sociétés passées, les auteurs ne trouvent aucune trace de structures hiérarchiques : par exemple, la fantastique cité de Poverty Point, en Louisiane, qui aurait été, vers -1600 une cité enceinte de plus de 200 hectares sur les rives du Mississippi : «À l'évidence, il s'agissait d'un lieu de rassemblement et de pouvoir qui n'avait rien à envier à ses équivalents des grandes civilisations agrariennes. Les installations cérémonielles proprement dites, dont la construction a dû nécessiter le déplacement de près d'un million de mètres cubes de terre, étaient probablement tournées vers les cieux, comme pour en inviter les habitants à prendre acte de leur présence. C'est en tout cas ce que laissent supposer les gigantesques formes d'oiseaux dessinées par certains tertres». Mais surtout, les habitants de Poverty Point ne pratiquaient pas l'agriculture, et c'est là un des thèmes forts développés tout au long du livre : l'agriculture n'a été qu'une option parmi d'autres de développement et non une option déterminée et définitive. Certaines communautés l'ont refusé, par crainte de voir naître des conséquences dommageables pour l'intégrité du groupe (propriété privée, clôture, hiérarchie, enfin État). C'est un exemple parmi d'autres dans la démonstration où la thèse glisse vers une interprétation idéologique des faits.

Graeber et Wengrow ont raison de critiquer ceux qui refusent de voir qu'une expérience comme Poverty Point, pourtant aussi imposante qu'une ville antique, mériterait d'être considérée dans l'histoire de l'urbanisme. C'est l'occasion, encore une fois, de dénoncer la vision binaire d'un monde de chasseurs-cueilleurs qui a été construit en prenant pour modèle le mode idéalisé des cultivateurs sédentaires. Bien des cités ont été érigées sans que leurs occupants n'aient pratiqué l'agriculture. Ils n'ont pas eu besoin de ces États bureaucratiques auxquels Wittfogel, à la suite de Marx, attribuait les grandes constructions hydrographiques : «Entre le mode de vie dominé par les ressources sauvages et celui fondé sur la production de nourriture, la transition a duré pas moins de trois mille ans. Et si la culture des terres a effectivement rendu possibles les concentrations de richesses moins équitables, celles-ci ne sont souvent apparues que des millénaires plus tard. Dans l'intervalle, nos ancêtres ont tâté de l'agriculture; ils sont devenus, si l'on veut, des agriculteurs dilettantes, jonglant avec les modes de production de la même façon qu'ils effectuaient des allers et retours entre différentes formes d'organisation sociale selon les périodes de l'année».


Une autre découverte que nous faisons, c'est que l'organisation sociale des sociétés anciennes pouvait varier selon les saisons. Reprenant l'exemple inuit «"ayant deux structures sociales, une d'été et une d'hiver, ont parallèlement deux droits et deux religions". En été, ils se dispersent en groupes de 20 à 30 individus placés sous l'autorité d'un aîné - toujours un homme. Pêche en eau douce et chasse au caribou et au renne sont au programme. Pendant cette période, chacun protège jalousement ses possessions, et les chefs de famille exercent un pouvoir coercitif quasi tyrannique... En revanche, pendant les longs mois d'hiver, quand phoques et morses affluent en masse sur les rives des régions arctiques, on assiste à un retournement spectaculaire : les Inuits se regroupent dans des habitations serrées les unes contre les autres et construisent de grandes maisons communes à base de bois, de côtes de baleine et de pierres - les kashims. Dans ces lieux de rassemblement, l'intérêt collectif et les valeurs d'égalité et d'altruisme l'emportent. Non seulement les richesses sont partagées, mais hommes et femmes s'accouplent sans se préoccuper des unions "légitimes", le tout sous les auspices de Sedna, déesse de la mer». Et les auteurs de supposer que cette variation pourrait trouver un écho dans nos propres phases de fission/fusion, lorsque l'été nous nous dispersons pour le temps des vacances alors que durant l'hiver, nous nous rassemblons dans les fêtes de familles.

Avec l'«agriculture en dilettante», nous tenons l'amorce de ce que les auteurs appellent une «écologie de la liberté»; de «la liberté de cultiver par intermittence, de flâner à l'orée de l'agriculture, a fort bien réussi à notre espèce par le passé»; alternative à une agriculture de contrainte, socialement disciplinée. Contre le schéma classique du passage de l'agriculture à la sédentarisation, à la constitution de villes et d'État qui finissent par se diviser en classes sociales et entraîner l'oppression par le travail, l'écologie de la liberté ouvre directement à la démocratie : «nous savons désormais que, dans certaines parties du monde, des villes se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais, ceux-ci n'apparaissant que beaucoup plus tard - ou jamais. De nombreuses villes antiques semblent n'avoir eu ni classes de gestionnaires ni aucun autre type de strate dirigeante. Certaines ne connaissaient visiblement de pouvoir centralisé que par intermittence. En somme, tout indique que la vie citadine à elle seule n'implique pas et n'a jamais impliqué une quelconque forme particulière d'organisation politique». Et les auteurs de citer Taljanky et Nebelivka (en Ukraine), Uruk (Mésopotamie), Mohenjo-daro (Indus), Teotihuacan et Tlaxcala (Mexique précolombien).
 
Graeber et Wengrow identifient trois formes de liberté primordiales : la liberté de quitter les siens, la liberté de désobéir aux ordres et la liberté de reconfigurer sa réalité sociale. Face à elles, se dressent les trois fondements possibles du pouvoir social : le contrôle de la violence, le contrôle de l'information, enfin le charisme individuel. Chacun de ces derniers principes «peut se cristalliser sous une forme institutionnelle propre - souveraineté, administration, politique héroïque» qui n'aboutissent pas nécessairement à l'État : «En ce sens, il serait plus juste de considérer les systèmes politiques habituellement qualifiés de "premiers États" comme des régimes de domination de deuxième ordre. [...] Les régimes de deuxième ordre, caractérisés en général par des arrangements sociaux beaucoup plus violents, associaient deux des trois principes, selon des combinaisons variables et souvent aussi inédites que spectaculaires. Les premiers rois d'Égypte mêlaient souveraineté et administration; les souverains mésopotamiens, administration et politique héroïque; les ajaws mayas de l'époque classique, politique héroïque et souveraineté». La leçon première qu'ils en tirent, c'est que non seulement l'agriculture n'a été un prérequis pour donner naissance à de grandes sociétés; que les villes sont apparues dans un contexte de populations nomades et pouvaient être déplacées selon les saisons ou les circonstances; enfin que l'État ne naît pas nécessairement de la propriété privée ni même de grands travaux hydrauliques, mais simplement de communautés organisées autour d'un premier appareil administratif.

Telle a été la leçon que Kondiaronk aurait enseigné à Lahontan qui l'aurait transmise aux philosophes français du XVIIIe siècle : «Voilà précisément ce que recouvrait la critique indigène : un vaste éventail de possibilités idéologiques contradictoires, à quoi s'ajoutait la prédilection iroquoise de la notion de liberté individuelle, par exemple, est impossible à comprendre en dehors de ce contexte. Toutes ces réflexions autour de la liberté eurent un impact déterminant sur le monde. Les indigènes d'Amérique du Nord ne se sont donc pas contentés d'échapper presque totalement au "piège" évolutionniste de l'agriculture - celui-là même qui, à en croire le récit conventionnel, précipiterait inéluctablement les sociétés vers un État ou un empire tout-puissant. Ils l'ont fait en développant des sensibilités politiques qui ont durablement influencé les penseurs des Lumières et qui, par leur truchement, restent bien vivantes aujourd'hui».

Malgré le déluge d'appréciations dithyrambiques, je ne considère pas toutefois Au commencement était... comme une rupture décisive avec la manière d'écrire «la vieille histoire rabattue». Il pose certes le besoin de revisiter nos certitudes établies au cours du XXe siècle et peut même être l'exemple d'«une nouvelle histoire de l'humanité» en élargissant les espaces et les temporalités humaines, ce qui n'est pas fondamentalement nouveaux. Mais l'ouvrage ne déroge pas à la représentation établie de la préhistoire.

En 1988, j'ai produit un livre qu'aucun éditeur n'a voulu (on n'y faisait pas de l'histoire du Petit Québec et je n'avais pas d'étudiants à qui le refiler) et dont la partie idéologique démontrait que l'historiographie de la préhistoire s'appuyait sur une confrontation dialogique entre, d'une part, les interprétations basées sur les luttes, rivalités internes, guerres externes et exploitations, bref le monde décrit par Hobbes (le paléoanthropologue Raymond Dart), et de l'autre, l'interprétation axée sur la coopération, l'entraide, la participation évoquant l'âge d'or supposé par Rousseau (Leakey et Lewin). La nouvelle histoire de l'humanité n'échappe pas à cette dialogique où l'anarchisme des auteurs se range dans le camp rousseauiste. Bref, si révolutionnaires que sont Graeber et Wengrow, ils ne rompent pas avec le XXe siècle, il ne font qu'en donner la version mise à jour au XXIe. Ce faisant, et sans me connaître, Graeber et Wengrow, a posteriori, confirment ma démonstration de 1988.

Le désir profond des auteurs est de rompre le mur qui sépare le monde évolutif que la civilisation occidental se représente, excluant toutes les expérimentations sociales possibles qui ne s'insèrent pas dans les modèles dominants. À cela, ils font écho à tous ces exclus de l'histoire (aux femmes en particulier, aux esclaves, aux aborigènes, etc.) auxquels ils veulent rendre justice. Il s'agit, pour eux, d'abolir cette «rupture radicale avec le passé» entre nos origines figées et cette immensité planétaire qui, du Paléolithique supérieur à nos jours, s'est inscrite en dehors de la ligne évolutive occidentale. Aux origines des inégalités, Graeber et Wengrow substituent la quête du moment où «nous nous sommes laissés enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports». Leur réponse situe «le début de la confusion générale» lorsqu'une «connexion nouvelle entre violence externe et soin interne, c'est-à-dire entre ce que les relations humaines ont de plus impersonnel et de plus intime». C'est «ainsi que des rapports jusqu'alors souples et négociables ont été gravés dans le marbre». Aussi est-ce là que l'humanité s'est retrouvée bloquée et dont Au commencement était... est le récit. Sans doute, mais ce moment n'est pas moins insaisissable que celui de l'origine des inégalités.

Le dilemme dans lequel se situent nos auteurs n'est pas si différent de celui de leurs lointains prédécesseurs du début du XXe siècle. Si le dernier demi-siècle a apporté une foule d'informations sur les sociétés préhistoriques sur tous les continents, ces informations demeurent encore incomplètes, truffées de trous béants. Graeber et Wengrow favorisent des interprétations commandées par leurs présupposés anarchistes : grande liberté des peuples choisissant politiquement un mode de développement plutôt qu'un autre, en en refusant certains qui, comme l'agriculture, ne se présentaient pas à leurs yeux comme préférable; communautés démocratiques où la discussion, l'hospitalité, les liens familiaux ouverts et doux s'opposent à l'intransigeance du droit familial romain par exemple. Ils veulent y croire et mettent plus de 650 pages pour en convaincre leurs lecteurs. Abolir les ruptures; ne plus considérer qu'il y ait eu une révolution agricole et urbaine universelle ni l'exceptionnalité de la propriété privée et de l'État; voire même une distinction entre civilisation et culture, c'est abolir toutes les catégories et périodisations élaborées par les sciences historiques depuis trois siècles. Mais en retour, l'immense diversité qui vont d'une culture préhistorique à l'autre empêche de créer un nouveau vocabulaire conceptuel qui permettrait d'ordonner de manière intelligible ces options choisies et refusées par ces peuples anciens. Instinctivement, Graeber et Wengrow, à l'avant-dernière page de leur somme, glissent sur leur refus de la rupture en ramenant la «civilisation» minoenne et la culture Hopewell (cette culture autochtone nord américaine située autour du fleuve Ohio entre le IIe siècle avant et le Ve siècle après J.-C., durant la période dite Sylvicole) et qu'ils avaient pourtant traitée à l'égale d'une civilisation. C'est donc que, fondamentalement, il reste une distinction à tenir entre une civilisation et une culture.

Malgré notre postmodernité culturelle et nos technologies numériques futuristes, nous demeurons une humanité liée à des pratiques quotidiennes qui remontent à ces périodes si lointaines que nous avons peine à les imaginer. En retour, Graeber et Wengrow nous rappellent que «nous vivons des temps ordinaires où chacun en est réduit à répéter à l'infini, dans son coin, tous ces grands actes inauguraux : allumer son petit feu, organiser son petit mariage, nourrir ses petits animaux... En revanche, nous avons perdu la capacité à changer le monde en profondeur». Se refusant au pessimisme des évolutionnistes et des fatalistes à la Hobbes et à la Dart, le livre de Graeber et Wengrow, qui répétait le premier verset de la Bible, s'achève par une étrange évocation du kairos, ce moment «où des événements sont susceptibles de se produire» qui permettraient, contre les modes de dominations, de restaurer les trois libertés fondamentales perdues.

Jean-Paul Coupal 
20 octobre 2023 

HUBERT AQUIN, STRATÈGE DES RÉBELLIONS DE 37-38

En janvier-avril 1965, la revue «Liberté» faisait paraître un numéro spécial 1837-1838 dans lequel on trouve un texte d'Hubert Aquin, L'art de la défaite - considérations stylistiques. La stylistique concerne autant la tragédie que la stratégie et les tactiques militaires déployées par les Patriotes en 1837 et 1838 (avec raison, Aquin considère les deux rébellions comme distinctes). On pourrait aussi dire, psychologique : «La rébellion de 1837-1838 est la preuve irréfutable que les Canadiens français sont capables de tout, voire même de fomenter leur propre défaite...».

Aujourd'hui, le misérabilisme prêté à la nature psychique des Québécois est un lieu commun qu'on ne cesse de vouloir rectifier en exhibant les belles réussites du Québec inc. Il suffit de citer Céline Dion, le Cirque du Soleil, Denys Arcand (qui a commis un texte paru dans le même recueil), René Angelil pour effacer les déboires fatidiques d'Émile Nelligan, d'André Mathieu, de Paul-Émile Borduas, Saint-Denys Garneau et autres, qui ont raté leur coche, auxquels on pourrait rajouter Aquin lui-même. Évidemment, parler des Patriotes de 37 en 1965, c'était aussi parler un peu des «effelquois» - des felquistes - comme les appelle dans la même revue Paul Chamberland. Ce texte, également écrit sous l'influence de Frantz Fanon et Mao Tsé-Toung, prétend apporter la réponse à l'insoluble question des raisons de la double défaite des Patriotes.

Je dis insoluble parce qu'un modèle de guerre était déjà établi depuis le début du XIXe siècle et Aquin reproche aux Patriotes de ne pas y avoir adhéré, c'est-à-dire la stratégie de la guérilla. Pourquoi les troupes patriotes, qui, rappelons-le, n'étaient pas dirigées par des stratèges militaires aguerris, n'ont-elles pas suivi les leçons que l'époque leur enseignait, à commencer par la résistance espagnole aux armées d'occupation napoléoniennes? «Car j'ai appris, écrit Aquin, que des paysans espagnols moins instruits et moins bien armés que les Patriotes, ont fait reculer la Grande Armée de Napoléon, en pratiquant une petite guerre qu'on appelle depuis la guérilla. Cela c'est passé en 1810». Aquin prend conscience de ce précédent historique qu'il tire de la plume de Fanon dans Les Damnés de la Terre. Mieux encore, la «petite guerre» était une invention autochtone. Elle les avait toujours bien servis et en particulier lors de la Guerre de Sept Ans. À la bataille de la Monongahéla en juillet 1755, où les troupes du général britannique Braddock furent mis en pièces, le général tué et l'officier supérieur George Washington forcé de battre en retraite. Si une telle victoire fut possible, c'est comme dit Aquin, qu'«il faut, à mesure que progresse le combat armé, s'approprier les armes de l'ennemi, mais jamais sa stratégie!».

Le sort aurait été décidé avec la victoire de Saint-Denis : «il se produit une chose étrange : ils [les Patriotes] n'osent pas, selon les mots mêmes de l'abbé Groulx, "profiter de leur victoire et donner la chasse aux compagnies de Gore en pleine déroute". Première faille : étrange et mystérieuse défectuosité collective dans un groupe qui a donné un exemple spectaculaire de cohésion et de lucidité. On se croirait à la représentation d'une tragédie classique». Autant dire, leur victoire à Saint-Denis a pris les Patriotes de court : «ils étaient sûrs de mourir glorieusement sous le tir des vrais soldats; voilà qu'ils triomphent et ils ne savent plus quoi faire, surpris par l'invraisemblable, paralysés par une victoire nullement prophétisée; ils sont muets de terreur, car la logique désormais veux qu'ils continuent la guerre. Avant, on se préparait à mourir avec honneur, mais puisqu'on vit, il faut déjà faire d'autres projets; il faut s'organiser comme une armée puisqu'on est devenu, sans s'en apercevoir, des vainqueurs! La troupe victorieuse de Saint-Denis n'a pas profité de sa victoire, parce qu'elle préparait, avec la joie des 47 ronins, sa défaite et son anéantissement». Et là vient ce point de chute terrible parce que prémonitoire : «Conditionnés à la défaite comme d'autres le sont au suicide parce qu'ils ont de l'honneur, les Patriotes se sont vus soudainement obligés de survivre sans honneur, sans style et sans même l'espoir d'en finir un jour. Affreux moment de lucidité : je comprends alors qu'ils aient perdu pied et qu'ils aient été frappés de stupeur devant l'avenir déconcerté qui s'annonçait».

Puis la défaite de Saint-Charles rééquilibre tout; «les vainqueurs de Saint-Denis, déphasés, se conforment secrètement aux canons inavouables de la guerre lasse. Les Anglais, comme toujours, font la guerre comme ils jouent au cricket. En bons colonisés, les Patriotes jouent à l'intérieur des lignes blanches et se comportent, avec une politesse de désespérés, en parfait gentlemen. Pas de coups bas, pas de "furia francese"; pas de ruses ou si peu, pas de manières déplacées à table. On mange comme son hôte. On se bat comme lui : on fait la guerre aux Anglais exactement comme ils nous ont appris à faire la guerre, sous leurs ordres, aux Américains, en 1812. Comme dans tout sport violent, il y a des risques et parfois des accidents : well, c'est la rude loi du sport et il ne sera pas dit que nous sommes mauvais joueurs. Impassibles et désespérés, on continue la partie avec flegme mais sans imagination : on se fait pendre, mais l'arbitre a toujours raison; on perd, mais il n'y a pas de surprise à se faire battre. C'était connu d'avance, presque désiré. Et puis quand tout est fini, on continue de fraterniser avec le vainqueur qui d'ailleurs serait mal venu d'être mauvais joueur puisqu'on est si bons perdant...». Une fois la déstabilisation de Saint-Denis effacée par la défaite de Saint-Charles, le cours diachronique des événements pouvait reprendre comme si rien ne s'était passé qui put invalider le schéma prophétisé.

Aquin peaufine sa critique : «"Mal enfermés dans des camps improvisés, ils y attendent gauchement l'ennemi, quand ils auraient pu lui faire la petite guerre, le harceler sur les routes", écrit Lionel Groulx. Ce qui m'afflige dans cette rébellion, c'est justement cette passivité du vaincu : passivité noble et désespérée de l'homme qui ne s'étonnera jamais de perdre, mais sera désemparé de gagner. Ce qui m'afflige encore plus c'est que leur aventure ratée avec insistance véhicule, de génération en génération, l'image du héros vaincu : certains peuples vénèrent un soldat inconnu, nous, nous n'avons pas le choix : c'est un soldat défait et célèbre que nous vénérons, un combattant dont la tristesse incroyable continue d'opérer en nous, comme une force d'inertie. Ce n'est pas une petite affaire, à ce moment-là, d'entreprendre une révolution nationale que nos ancêtres ont si parfaitement ratée. Ils l'ont même ratée avec un courage exemplaire. Désespérés, les Patriotes l'ont été avec une persévérance aberrante : ils ont fait la guerre, mais jamais on ne pourra leur reprocher d'avoir voulu la victoire à tout prix! C'est là, sans doute, ce qui explique leur blanc de mémoire, après la victoire de Saint-Denis, et le style suicidaire de leur art militaire. Leur rébellion, si tragique dans son désordre, ressemble à l'entreprise poétique d'un homme devenu indifférent quand aux modalités de son échec. Peut-on commettre une telle somme d'erreurs de stratégie primaire quand on est Wolfred Nelson, Chénier ou J.J. Girouard? Non. Leurs erreurs dépassent la notion même d'erreur, leurs désordre opérationnel ne se compare pas à d'autres types de désordre; en fait, leur échec - j'ose à peine le dire - a l'air d'un échec longuement prémédité, d'un chef d'œuvre de noirceur et d'inconscience. Ces hommes que je ne peux pas m'empêcher d'aimer, même si cela me fait mal, ces hommes ont voulu en finir avec l'humiliation qui nous accable encore aujourd'hui. Tout le Bas-Canada s'est aboli dans la représentation insupportable de sa propre défaite. Nos Patriotes ont été des hommes, en cela au moins qu'ils sont allés jusqu'au bout de leur être-pour-la-défaite».

Sur cette note heideggerienne, je retiens l'idée essentielle d'Aquin : les Patriotes «ont pris les armes avec une joie profonde et avec la certitude d'en finir avec une longue agonie». Comment, en effet, les Canadiens-français de 1837 pouvaient-ils ignorer la petite guerre qui avait été si bénéfique durant la guerre de Sept Ans, retardant de cinq ans le coup du sort final de la Nouvelle-France, pour préférer jouer à la guerre de mouvements à l'européenne, et ce en plein hiver nordique? En 1838, selon Aquin, les Patriotes auront fait le bilan de 1837 et commenceront à réagir en vrais stratèges : «d"abord, ils cherchent un allié au-delà des frontières et tentent, en quelque sorte, d'internationaliser leur révolution. De plus, ils inventent une stratégie globale dans le but avoué est de vaincre leur ennemi (recrutement secret et noyautage par le truchement des Frères Chasseurs; formation des cadres militaires : Hindenlang, Touvrey et deux officiers polonais sont ainsi recrutés; financement de type "révolutionnaire"; vols dans les fabriques et émission de "bons" de la future république du Bas-Canada)". Les Patriotes de 1838 veulent garder l'initiative du combat et décident de déclencher une offensive-surprise, en plusieurs points à la fois, pour déconcerter les troupes régulières». Malheureusement, une suite de revers va conduire à une seconde défaite et cette fois, plutôt que l'exil aux Bermudes, c'est en Australie que les patriotes capturés paieront leur participation à la rébellion alors que d'autres finiront pendus. Cette stratégie de 1838 aurait dû être celle de l'année précédente si les Patriotes ne s'étaient pas laissés mener par des députés incultes de la chose militaire comme pouvaient l'être Papineau. Brown ou Chénier. Se laisser encercler par une armée de métier dans un manoir seigneurial comme à Saint-Charles ou dans une église comme à Saint-Eustache, c'était, en effet, préméditer sa défaite.

Cette aptitude à la défaite a souvent été signalée. On en a tiré des thèses de psychanalyse collective, comme ce livre malheureusement ostracisé par nos historiens si professionnels parce qu'il était celui d'un intellectuel allemand, professeur au collégial, Heinz Weinmann, Du Canada au Québec, généalogie d’une histoire (Montréal, L’Hexagone, 1987). Pour Weinmann, la défaite de 1759-1760 est un souvenir-écran dont la fonction est de dissimuler le vrai traumatisme collectif que sont les défaites de 1837-1838. La blessure narcissique est moins douloureuse à évoquer la défaite des Plaines d'Abraham, qui est celle des Français, plutôt que celle, canadienne, de Saint-Eustache. L'après-coup de 1759 se soigne par les garanties octroyées au clergé catholique avec l'Acte de Québec de 1774 et la concession d'un Parlement bas-canadien en 1791, ce qui laisse supposer une collaboration entre les deux peuples et rend par le fait même le traumatisme viable. Tout ça, contrairement à l'après-coup de 1837-1838 avec ses tués, ses pendus, le Rapport Durham assimilationniste et l'Acte d'Union qui en est la mise en application. Ce que Aquin nous dit de plus terrible encore que ce «roman familial» triste, c'est que la défaite douloureuse de 1837-1838 n'est pas le résultat d'un ensemble «d'explications objectives» : manque de fusils, manque de cartouches, manque de canons, manque d'officiers de métier et de toutes ces conditions préalables qui font la différence entre une victoire et une défaite. Aquin est dans cette «certitude d'en finir avec une longue agonie». Une volonté nettement suicidaire de la part des rebelles plutôt qu'une anticipation de la victoire et du succès d'abattre l'ennemi national.

Ce n'est donc pas après la défaite de 1837-1838 que le «complexe d'échec» est apparu comme un résultat d'après-coup d'un traumatisme historique, mais le traumatisme était déjà pré-programmé dans la conduite des Patriotes. Était-ce par une conception romantique (sinon romanesque) de participer à un combat tragique qui inscrirait la renommé du Bas-Canada dans la suite de celle de Troie que pré-programmaient les pulsions de mort? Les guerres de libération de la Grèce, des pays latino-américains et de la Pologne n'étaient-elles pas des modèles chargés de redonner confiance aux combattants? Mais Byron était mort avant de combattre, Bolivar passé d'un succès militaire à l'autre, enfin Kościuszko était tombé sur le champ d'honneur en s'écriant Finis Poloniae. Considérant les conditions négatives qui marquaient l'état militaire des Canadiens-français devant la supériorité des forces de Colborne, c'était le cas de la Pologne qui ressemblait - qui anticipait - le plus celui à venir du Bas-Canada. Le fait que deux officiers de la cause polonaise vinrent rejoindre les Patriotes en 1838 montre que le récit des révoltes et des déboires de la Pologne hantait l'esprit des rebelles canadiens. Comme modèle, la suite des événements de 1837 ressemblerait inexorablement à celui de 1794, par une forme de mimétisme à la René Girard, l'historicisme romanesque jouant la reproduction de la situation polonaise dans la geste de la rébellion bas-canadienne.

Dans ce schéma mental imité d'une réalité ailleurs et passée, la victoire de Saint-Denis prenait de court l'anticipation commandée par la défaite polonaise. C'est ici que se produit le «blanc de mémoire» dont parle Aquin, «...un silence de mort. Que se passe-t-il exactement? Plus un mot ne sort d'aucune bouche; la tragédie se trouve si soudainement interrompue, que le public éprouve un malaise profond. Le chœur n'a plus de voix : comment tant d'hommes, au même moment, peuvent-ils oublier leur texte? À moins que... oui : à moins qu'il ne s'agisse pas d'un blanc de mémoire? Le chœur ne peut pas continuer parce que les autres acteurs n'ont pas dit les paroles qu'ils devraient dire; cette hypothèse nous permet de comprendre ce qui se passe sur la scène. Le chœur, figé de stupeur, ne peut pas enchaîner si l'action dramatique qui vient de se dérouler n'était pas dans le texte; les Patriotes n'ont pas eu un blanc de mémoire à Saint-Denis, mais ils étaient bouleversés par un événement qui n'était pas dans le texte; leur victoire. Ils étaient sûrs de mourir glorieusement sous le tir des vrais soldats; voilà qu'ils triomphent et ils ne savent plus quoi faire, surpris par l'invraisemblable, paralysés par une victoire nullement prophétisée; ils sont muets de terreur, car la logique désormais veut qu'ils continuent la guerre», et la gagnent. Or, c'est matériellement impossible. Ce retour de la contrainte de la mort au combat sur les aspirations à la liberté ramenait la tragédie là où la victoire de Saint-Denis l'avait interrompue. Désormais le chœur pouvait reprendre son thrênos.

Jean-Paul Coupal

21 octobre 2023 


LE DEVOIR D'HISTOIRE
 
Le devoir d'histoire est sans contredit une initiative des plus pertinentes de ces dernières années. Offrir une page hebdomadaire pour traiter un sujet historique est un incitatif à apprendre à aimer la lecture tout en permettant à de jeunes (et moins jeunes) historiens d'offrir au public québécois un exercice qui ne soit pas un pur produit académique pour revues spécialisées. Seulement, il y a un hic à l'entreprise, c'est d'encourager à décrypter «un thème d'actualité à partir d'un événement ou d'un personnage du passé». À prime abord, ce n'est pas mauvais. Nos problèmes actuels ressortent souvent de situations ou de décisions passées dont nous avons oublier les tenants. Mais à une époque où le militantisme dans une volonté de tribunalisation de l'histoire projette sans critique les jugements pro domo de notre époque sur le passé, c'est prendre le risque de déformer l'histoire en voulant la rectifier.

Le premier texte de la compilation présenté par Le devoir d'histoire est représentatif de cette déviation. Les auteurs, l'un professeur d'histoire à Laval, l'autre à Toronto, s'en prennent au livre de David Fisher : Le rêve de Champlain, titre malavisé jugent-ils. Ils reprochent à Fisher de ne pas avoir appliqué la critique des sources. De plus, il n'aurait pas bien saisi l'esprit de tolérance de la fin du XVIe siècle en France. Henri IV et Champlain n'auraient eu de la tolérance qu'une idée pragmatique afin de ramener les dissidents huguenots dans le giron de la nation. Ceci étant que les autochtones d'Amérique n'auraient été que bénéficiaires par la bande de cette tolérance. Bref, le rêve de Champlain n'avait rien de fondamentalement humaniste, n'étant qu'une entreprise de marchands. Cette critique est malhonnête. Elle suppose que Fisher est ignorant à ce point qu'il ne peut concevoir que les intérêts marchands ont été à l'origine des expéditions coloniales françaises. Fisher a plutôt surestimé la tolérance de Champlain dans sa stratégie d'approches des autochtones. Ne lui a-t-on pas longtemps reproché d'avoir choisi le mauvais camp entre les Hurons-Wendats, les Montagnais et les Iroquois?

Nos universitaires, par contre, ignorent l'esprit du XVIe siècle, en particulier cette idée à la mode - et l'on sait combien les idées à la mode suffisent à entreprendre des folies! - qui était de fonder des utopies. Celle de Thomas More (1516) était une critique de l'Angleterre des Tudors. Un siècle plus tard, les rêves utopiens sont devenus des projets de construction humaniste de cités idéales. En France, particulièrement, on a celui de Rabelais avec son abbaye de Thélème (1535-1542). La Cité du Soleil du frère italien Tommaso Campanella (1602-1623) est contemporaine des expéditions de Champlain. Et Fernand Dumont ne rappelle-t-il pas comment l'expédition des Croisés de Ville-Marie de 1642, qui entraîne la fondation de Montréal, appartenait à ce courant qui s'étire jusqu'à nos jours, rejoint aujourd'hui par la hantise des dystopies.

À l'époque où Portugais et Espagnols envahissaient l'Amérique méridionale, le courant utopien n'existait pas encore, mais certains comptes rendus sur des peuples mésoaméricains inspirèrent fortement les utopies européennes à venir, en particulier la description de la civilisation inca par Garcilaso Inca de la Vega, dont les commentaires sont publiés un an après la fondation de Québec et qui inspireront jusqu'à Voltaire. Enfin, il suffit de regarder le schéma de l'Habitation de Québec de 1608 pour voir aussi bien une forteresse défensive qu'une cité fermée sur elle-même, autocentrée et porteuse en son sein d'un rêve d'harmonie. S'il y a une erreur à reprocher à Fisher, c'est bien d'avoir ignoré l'importance que les rêves d'utopies exerçaient au XVIIe siècle dans la fondation du Canada.

Un autre exemple de déviations anachroniques, plus grave encore, est le devoir sur le chevalier d'Éon, destin croisé avec Chelsea Manning (j'ai toujours trouvé amusant que Manning ait décidé de s'approprier le prénom de la fille des Clinton!). Ici l'intention idéologique est souligné avec un gros marqueur rouge. Suivant le modèle de Manning, d'Éon y est présenté à la fois comme un délateur des secrets d'État et un transgenre parce qu'il aurait décidé de passer la seconde partie de sa vie vêtu en femme, lui qui était anatomiquement un homme. Disons-le franchement, la question trans n'existe pas au XVIIIe siècle. Ou l'on croyait que d'Éon était un homme, ou on croyait qu'il était une femme et non pas l'un en processus de devenir l'autre. Comme l'autrice le rappelle à sa mort, à l'annonce officielle qu'il était un homme, l'idée qu'il ait pu «désirer devenir une femme paraissait impensable». Mais d'Éon a-t-il vraiment désiré devenir une femme? Pour l'autrice, c'est indiscutable.

Pourtant, rien dans la biographie d'Éon ne le suppose. Le portrait qu'Évelyne et Maurice Lever tracent d'Éon est légèrement moins évident : «On ne lui prêtait en effet aucune aventure féminine ou masculine... si le chevalier avait manifesté quelque goût pour les femmes ou pour les hommes, on l'aurait su... d'Éon n'éprouve pas de désir charnel». C'est plutôt par goût du travestisme - qui consiste à s'habiller avec les vêtements du sexe opposé -, qui serait la cause ultime de l'attitude bizarre du chevalier. Plus prosaïquement, le choix de se costumer en femme lui serait venu en 1756, au début de la Guerre de Sept Ans, d'Éon voulant approcher la Tsarine Élisabeth, férue de bals masqués. Plus tard, en Angleterre, «adoré» par le roi George III, on l'aurait soupçonné de s'être approché d'un peu trop près de la reine. C'est à ce moment qu'il a menacé de publier des documents sur un projet d'invasion des côtes anglaises, menace qu'il ne mit pas à exécution, contrairement à Manning. À Versailles, les travestissements d'Éon entraînaient des rumeurs douteuses qui poussèrent Louis XV d'abord, puis Louis XVI d'imposer à d'Éon de garder son costume féminin. Les Lever mettent un couvert final sur le transgenrisme d'Éon : «À Versailles, la chevalière refusait de vivre comme une femme et se sentait "prisonnière de guerre" dans la belle demeure de M. Genet. [...] C'était beaucoup demander à un capitaine de dragons! Un jour, [ses dames de compagnie] lui firent recommencer trois fois sa toilette "pour être digne d'aller avec elles au château". Non seulement la chevalière devait supporter son déguisement, surveiller ses attitudes, mais elle se trouvait contrainte d'adopter les mêmes occupations que ses amies». Triste fin pour «une trans».

Entre l'information biaisée et la «fake history», on se sert de l'approche historique pour pondre une sophistique en brouillant le sens des mots au nom d'une position politique. C'est le cas du devoir «Quand l'histoire s'invite dans les débats sur les signes religieux» écrit directement contre le concept de laïcité. La laïcité est un terme clair depuis les grands débats scolaires français de 1905. C'est la sécularisation de la société (et des appareils d'État). Le clergé catholique l'a fort bien compris qui lui a fait la guerre! Pas besoin d'étirer le terme en «sécularonationalisme» puisque la laïcité est liée à l'État-nation né des luttes religieuses des XVII
e-XVIIIe siècle. Un État théocratique, comme l'Iran qui est le plus représentatif du modèle, ne peut être séculier, et voilà pourquoi les femmes qui ne portent pas le voile ajusté finissent trucidées par la police des mœurs, ce qui est banalisé par l'autrice lorsqu'elle écrit : «dans plusieurs circonstances, les pratiques religieuses peuvent être émancipatrices pour certaines femmes et que, dans d'autres, la laïcité peut constituer une perte de pouvoir». Cette abstraction de la réalité mondiale suppose une religiosité qui serait une pratique à la carte. Le «je mets mon voile» en vue de m'affirmer, pour raffermir mon pouvoir n'est pas une pratique émancipatrice, mais une auto-marginalisation dans une société qui ne reconnaît aucune religion officielle.

Une société laïque permettra à ce que les musulmanes portent le voile, mais non dans une position d'autorité en matière de service publique; ce serait «normaliser» ce qui, au départ, est une marginalisation avec pour conséquence inévitable de privilégier un groupe au détriment des autres. Bien des conflits internes sont nés de ce type de compromis qui finissent par devenir directement un État dans l'État. Permettre le voile aux musulmanes dans des postes d'autorité, c'est remettre le crucifix sur le mur de l'Assemblée nationale. Devant les confrontations qui, ailleurs, sont d'une violence inouïe, la laïcité est une protection où la tolérance éteint le fanatisme. Aussi, à ce qui a trait à l'association de la laïcité avec l'égalité homme/femme, c'est un mélange qui n'a jamais eu lieu puisque la laïcité ne prétend pas à une égalité des genres. Elle ne confond pas des identités de genre avec des identités religieuses. Le sexe n'est pas une question métaphysique mais ontologique.

Il est heureux que cette tendance à l'anachronisme ne domine pas l'ensemble du recueil. S'il arrive qu'un thème d'actualité puisse susciter un essai mal maîtrisé ou véhiculant une rétroprojection biaisée, d'autres devoirs savent mieux articuler l'actualité avec des situations passées. Julien Mauduit nous rappelle que le drapeau patriote contenait à l'origine deux étoiles, l'une pour chaque Canada, qui laissait supposer une «association» des deux Canadas à l'origine du projet révolutionnaire. Laurier Lacroix nous présente les Amérindiens vus par le peintre Cornelius Krieghoff sans nous assommer avec l'homosexualité du peintre ni «l'appropriation culturelle» de ses œuvres. Les thématiques n'ont pas à tordre les faits ou les personnages du passé pour légitimer des revendications actuelles. D'autres thèmes sont particulièrement originaux et méritent l'attention. La courte biographie d'Aubert de Gaspé de Claude La Charité nous présente une stratégie psychologique qui annonce les fameuses «victoires morales» du Parti Québec avec son «art d'être bon perdant». Pour sa part, Guillaume Pinson et Maxime Prévost nous rappelle l'intérêt fantasmatique de Jules Verne pour le Canada français. Maude Flamand-Hubert nous trace le dilemme cornélien de la forêt québécoise entre l'approvisionnement des industries de la coupe et l'industrie touristique au XXe siècle. Parmi les textes les plus originaux, celui d'Alain Lavigne, étude des machines électorales libérale et péquiste en 1970 et «le spectre de la lousianisation dans la conscience québécoise» inspiré par une autre de ces boutades dont François Legault a le secret.

En conclusion, Le Devoir d'histoire montre que l'intérêt pour le passé et l'actualité reste compatible, qu'il engage une curiosité pour l'issu des développements de multiples facettes de la vie collective. S'il occasionne certaines dérives dues à des engagements idéologiques ou militants, cela reste la minorité devant un ensemble de textes honnêtes et d'agréables lectures. La seule leçon méthodologique à tirer de l'ensemble, c'est que rétroprojeter des problématiques et les solutions spécifiques au XXIe siècle dans les siècles antérieurs ne sert pas et plutôt nuit au développement de la discipline historique.

Jean-Paul Coupal
25 octobre 2023  
 
 
UNE NOUVELLE HISTOIRE MONDIALE DES SCIENCES
 
«En sortant de son palais, sous le soleil ardent du Mexique, l'empereur Moctezuma II était accueilli par un concert de chants d'oiseaux. Érigé au centre de la capitale aztèque de Tenochtitlan, le palais était flanqué d'une volière où s'ébattaient des oiseaux venus de tous les coins d'Amérique centrale. Il y avait là des perroquets verts, perchés dans les treillis, et des colibris violets, fusant de branche en branche. À côté de la volière se dressait une véritable ménagerie de grands animaux, parmi lesquels un jaguar et un coyote. Mais plus que tout, Moctezuma aimait les fleurs. Chaque matin, il se promenait dans le jardin botanique impérial. Roses et fleurs de vanille embaumaient l'air, et des centaines de jardiniers s'affairaient dans les rangées de plantes médicinales.

Construit en 1467, ce jardin botanique aztèque précédait de près d'un siècle les premières réalisations du même genre en Europe; et son rôle ne se limitait pas à un vain spectacle. Les Aztèques avaient acquis une profonde compréhension du monde naturel. Ils avaient classé les plantes en fonction autant de leur structure que de leur usage, qu'il soit décoratif ou médicinal. Les savants aztèques s'étaient aussi penchés sur le rapport entre le monde naturel et les cieux, en adoptant le principe - semblable à celui de la tradition chrétienne - que les animaux et les plantes étaient l'œuvre des dieux...»

Et voilà tout l'intérêt du livre de James Poskett. Par ces deux paragraphes, l'historien britannique nous engage à nous défaire de notre occidentalocentrisme afin de réaliser que la curiosité et la méthode scientifique ne sont pas des vertus exceptionnelles aux Européens et aux Américains. Et Poskett va plus loin en affirmant que les sciences ne se sont pas développées en vases clos, dans des champs culturels ou civilisationnels finis et étrangers les uns aux autres, mais dans une convergence qui fait de la recherche et des découvertes scientifiques une entreprise commune. Comme l'écrit son traducteur, le géologue Charles Frankel : «Cette thèse sur le développement international des sciences n'est pas nouvelle, mais jamais ne l'a-t-on aussi bien articulée et racontée. James Poskett nous embarque dans un voyage captivant à travers siècles et continents, sur la route de la soie, dans la forêt péruvienne et sur la houle du Pacifique, tissant une tapisserie détaillée, colorée et cohérente d'aventures et de personnages qui ont contribué ensemble à l'essor des sciences modernes».

Car il s'agit bien là d'une thèse des plus contemporaines définie ainsi par Poskett : «Dans ce livre, j'aimerais présenter une histoire radicalement différente sur les origines de la science moderne. La science ne fut pas le produit d'une culture uniquement européenne. Au contraire, la science moderne s'est toujours développée à partir des rencontres entre idées et chercheurs issus du monde entier. Copernic est un bon exemple. Il a écrit son livre à une époque où l'Europe établissait de nouveaux liens avec l'Asie, bâtis sur des caravanes qui empruntaient la route de la soie et des navires qui sillonnaient l'océan Indien. À travers son œuvre scientifique, Copernic s'est appuyé sur des techniques mathématiques empruntées aux textes arabes et persans, dont certaines venaient tout juste d'être introduites en Europe». La connaissance du monde n'a pas de frontières. De l'oralité à l'écrit, les informations véhiculent depuis toujours et les échanges ont permis de se rencontrer dans un nœud territorial que représente l'Europe de l'Ouest (mais aurait-il pu en être autrement? c'est une question que ne se pose pas Poskett). Si tout semble jaillir de l'Occident, c'est que tous les chemins, non ne menaient pas en Occident, mais passaient par l'Occident, sans s'y arrêter pour de bons.

Diviser en quatre parties, l'ouvrage prétend inscrire les découvertes dans une conception d'histoire globale. Les connaissances scientifiques ne se développent pas en dehors, en étrangères aux grands flux de civilisations. Dès la première partie - la révolution scientifique, c. 1450-1700 - expose comment, par les découvertes géographiques, non seulement des plantes et des animaux nouveaux ont déferlé sur l'Europe, mais aussi comment les cultures locales les interprétaient. En horticulture aussi bien qu'en pharmacopée, les plantes nouvelles, des animaux inconnus, pouvaient servir à améliorer le sort des Européens.

Une deuxième partie - l'Empire et les Lumières, c. 1650-1800 - articule davantage les découvertes de Newton et des savants du Siècle des Lumières à l'expansion impériale qui reposait sur le commerce des esclaves, l'utilisation des Noirs dans l'exploitation des colonies issues des conquêtes du siècle précédent. Les peuples aborigènes et les esclaves liés à la production des plantations furent souvent à l'origine de découvertes botaniques (par exemple le thé) insérant des écosystèmes dans le grand cycle du commerce triangulaire à l'ère du mercantilisme.


La troisième partie - Capitalisme et conflits, c. 1790-1914 - fait avancer les processus scientifiques au moment où la découverte des fossiles, en Europe comme partout dans le monde, génère le développement de la théorie évolutionniste qui, déjà à l'extérieur de l'Europe (en Russie, au Japon et en Chine) était acceptée comme une véritable évidence, alors que Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin et leurs partisans durent débattre longuement pour faire reconnaître les résultats de la paléontologie. Par contre, profitant de l'expansion coloniale et des guerres, l'ingénierie a su tirer profit tout autrement des découvertes de la physique et de la chimie appliquées à la production industrielle et à la politique militariste des États.

Une quatrième partie, enfin - l'idéologie et ses conséquences, c. 1914-2000 -, aborde l'évolution trouble entre les découvertes scientifiques propres au XXe siècle - telles la mécanique quantique ou la génétique - et les différents courants idéologiques (racistes, eugénistes, fascistes, communistes) qui n'ont cessé de réinterpréter ces découvertes à l'aune de leurs conceptions militantes.

Au bout de ce périple historique, il faut accepter qu'il n'y a plus un centre de production et de découvertes scientifiques, mais que la science éclos dans un monde du savoir multipolaire: «La science n'est pas et n'a jamais été une entreprise exclusivement européenne. À travers ce livre, nous avons vu comment les peuples et les cultures du monde entier ont contribué à façonner la science moderne. Des naturalistes aztèques et astronomes ottomans aux botanistes africains et chimistes japonais, l'histoire des sciences modernes a besoin d'être racontée sous la forme d'un récit mondial. Il en est de même, lorsque l'on considère l'avenir de la science, car il n'y a aucune raison de croire que la prochaine grande découverte scientifique sera faite dans un laboratoire d'Europe ou des États-Unis».

Poskett proclame avec sa «nouvelle histoire mondiale des sciences» la fin de la «vieille histoire». Puisqu'«il était essentiel, pour les chefs d'État d'Europe occidentale et des États-Unis, que leurs citoyens se considèrent comme étant du bon côté de l'histoire, en tant qu'"héritiers" du progrès scientifique et technique. Cette histoire des sciences avait également pour but de convaincre les États postcoloniaux à travers le monde de suivre la voie du capitalisme, plutôt que celle du communisme», désormais l'évidence nous force à accepter que non seulement des hommes, mais aussi des femmes participent à cette aventure commune de la recherche scientifique. De même, aucune philosophie, aucune religion ne contraignent l'expansion du savoir scientifique. Des musulmanes iraniennes voilées travaillent aussi bien à un réacteur nucléaire qu'une laïque occidentale dans un laboratoire de multinationale privée ou d'un État.

De l'ensemble des activités culturelles d'une civilisation, l'activité scientifique est peut-être la seule qui ouvre à un dialogue mondial alors que les religions, les littératures, les arts peuvent apparaître parfois comme des frontières infranchissables. Des idéologies perverses comme l'eugénisme nazi ou le lyssenkisme soviétique ont pu dérouter un temps le développement de l'anthropologie, de la biologie, de l'agronomie allemande, russe ou chinoise, mais par elle-même, la pratique scientifique en est venue à les exclure. Si le libéralisme ne parvient pas à réaliser cette mondialisation rêvée, il vaut mieux se tourner vers l'histoire des sciences pour réaliser qu'il existe encore un lieu où les échanges peuvent se faire au sein d'une humanité réconciliée. Après tout, comme le disait Galilée, la nature n'est-elle pas écrite en langage mathématique?

Jean-Paul Coupal
6 novembre 2023  

 
LE MYTHE TENACE DE LA "FOLK SOCIETY" EN HISTOIRE DU QUÉBEC
 
Il est de mode, depuis quelques années, que les historiens québécois se lancent dans l'histoire de leur discipline. Jacques Rouillard, historien pionnier de l'histoire du syndicalisme et de la classe ouvrière québécoise, commet à son tour son histoire de l'historiographie au Québec.

Les rapports de la conscience avec la connaissance historique ont été posés par Fernand Dumont dès le milieu des années soixante du siècle dernier. Lent à démarrer, le goût pour l'histoire de la littérature historique interpelle aujourd'hui bien des historiens. On a vu Gérard Bouchard retracer cette histoire dans Pour l'histoire nationale. Dans une collection centrée sur l'histoire de l'historiographie publiée aux Presses de l'Université Laval, Fabrique d'histoire, Olivier Lemieux nous fait partager plusieurs rencontres avec des historiens et des sociologues à propos de la constitution du savoir historique dont ils et elles ont été parties prenantes (Penser l'histoire et son enseignement au Québec). Pour la gente féminine (on disait gente à une époque où dire «genre» eut été un terme particulièrement trivial), Louise Bienvenue et F.-O. Dorais ont co-signé une somme avec Profession historienne?. Maintenant, c'est au tour du mythe tenace de la "folk society" en histoire du Québec de Jacques Rouillard.

D'un ouvrage l'autre, il y a bien sûr des redites, mais il y a aussi des tentatives de mieux appréhender notre passé collectif. On accepte aujourd'hui la relativité du discours historien que le positivisme des longues années d'après-guerre rejetait maladivement. Certains jugements que porte Rouillard, qui se veut historien scientifique, auraient détonné auprès de ses collègues en 1970, par exemple, osant affirmer : «En ce qui concerne l'histoire du Québec contemporain, la recherche historique dite scientifique dans les années 1950 est presque inexistante, si l'on excepte les travaux de Robert Rumilly», ce qui les aurait fait grimacer de dégoût. Avec leur esprit braudélien, ces historiens «scientifiques» rejetaient le politique vu comme un champ d'intérêts superficiel porté sur l'insignifiante courte durée. Étrange, ce retour en odeur de sainteté d'un Rumilly pourtant proche du nationalisme de Maurras. Il laisse perplexe.

Laisse perplexe également la thèse de l'auteur. Qu'entend-t-on d'abord par folk society? «Le Canada français serait un bon exemple de "folk society", une société en retard tant dans son développement économique et social. Étant donné sa culture traditionnelle, les valeurs familiales et religieuses y occuperaient une place centrale. Cette explication est apparue toute désignée aux sociologues québécois pour représenter le Canada français sous le régime Duplessis qu'ils assimilent à une étape rétrograde d'évolution des sociétés et étendre cette explication à plus d'un siècle de son histoire». Bref, la folk society, ce n'est pas tant la société folklorique ou populaire qu'une vision conservatrice, rétrograde et méprisante de cette société. Et la faute en reviendrait moins aux historiens qu'aux sociologues.

Et en particulier aux sociologues passés par l'École de Chicago au début du XXe siècle : «Des sociologues comme des historiens de réputation rejettent les avancées d'une histoire scientifique et continuent de communier à l'invention de l'histoire malheureuse». Voilà qui est clair. «L'École sociologique de Chicago préconise un modèle théorique évolutionniste selon lequel l'industrialisation et l'urbanisation constituent un stade supérieur d'évolution de la société succédant au mode de vie rural et aboutissant inéluctablement à la modernité». Son maître à penser, Robert Redfield, définissait «le type idéal de "la société primitive ou "folk society" en opposition avec la société moderne urbanisée. La société primitive est définie comme une petite société, isolée, illettrée, homogène avec un sens profond de solidarité, détenant une culture traditionnelle avec des liens familiaux étroits, accordant beaucoup d'importance au sacré et articulant une économie peu liée au marché [...] Sa typologie se situe donc entre deux pôles extrêmes : la société primitive et la société industrialisée et urbaine de type occidental avec des types intermédiaires qui s'intercalent».

Bien avant que les sociologues de l'École de Chicago n'interviennent, un premier sociologue influencé par l'école française de Le Play, Léon Gérin, avait produit une première monographie, celle d'un village, Saint-Justin (région de Trois-Rivières). Puis arrivent nos Américains : Everett C. Hughes, avec son étude sur Cantonville (Drummondville) et Horace Miner et son petit village de Saint-Denis(-de-Kamouraska). Ces sociologues voulaient avant tout appliquer les thèses américaines qui faisaient des Québécois une folk society, espérant «faire prendre conscience que la faiblesse économique des Canadiens français représente la source principale de leur retard vers la modernité [...] Cette perspective a été reprise à satiété par les sociologues québécois et les intellectuels critiques de la société québécoise dans les années 1950». En fait, il appert que ces sociologues ont tracé des portraits de villages isolés conformes au contre-modèle de la société industrielle et urbaine des États-Unis. La thèse était pourtant elle-même contredite par les observations de Hughes et de Miner lorsqu'ils constataient que les agriculteurs québécois étaient séduits par les nouveautés du transport et de la mécanisation de la ferme. Des conseils municipaux favorisaient l'accélération des rendements agricoles. CQFD que la société «traditionnelle» québécoise n'a jamais été cette «folk society» que sociologues américains et historiens québécois - ces derniers honteux devant leurs collègues ontariens ou américains qu'ils considéraient comme des modèles de réussites -, ont continué à véhiculer au cours des années. Telle est la thèse de Rouillard.

Une fois conçu cet idéal-type d'un double standard manichéen, il ne s'agissait plus que de défendre ou d'abattre cette folk society. Si les nationalistes cléricaux, noués aux forces conservatrices et politiques tel Lionel Groulx, travaillèrent à sauvegarder ce modèle abstrait, d'autres, tel Pierre Elliott Trudeau, manifestèrent «leur forte volonté de se débarrasser de cette société dite anachronique»; cette vision monolithique de l'histoire ne pouvait que contenir en elle le renversement du régime de Duplessis et instaurer une société moderne : «C'est, à notre avis, une histoire militante, noircissant le passé québécois pour mobiliser en vue d'un changement profond d'orientation. Ils y réussissent avec cependant la conséquence que plus d'un siècle de l'histoire du Canada français est discréditée et répudiée».

À regarder de près la thèse de Rouillard, ce serait une tragédie assez invraisemblable que notre vision d'un «p'tit Québec» misérabiliste ait été le produit de sociologues américains désireux de démontrer leur préjugé négatif des Canadiens français. À propos des mentalités, Lucien Febvre disait qu'avant de chercher des facteurs exogènes, il valait toujours mieux s'en tenir d'abord aux facteurs endogènes. C'est ainsi qu'il vaut mieux retenir la représentation sociale du passé de la Nouvelle-France véhiculée par l'historiographie clérico-nationaliste de la fin du XIXe siècle comme ayant posé le socle sur lequel les sociologues américains assirent leurs préjugés.

Une fois que nous passons de la thèse à sa déconstruction, nous voyons Rouillard présenter les historiens opposés aux partisans de la folk society. Des libéraux comme Garneau, L.-O. David ou Chapais, ayant parti lié avec la modernisation du Québec. La Grande Noirceur du temps de Duplessis - celui où se serait cristallisée l'image de la folk society rejetée par l'auteur -, n'était pas une période où les Québécois vivaient repliés sous la soutane de leurs curés, ni sur leur vocation d'agriculteurs promise à une vie de misère au nom d'un salut transcendantal. Rouillard nous rappelle que ces mêmes Québécois étaient pour le progrès. Dans les villages, mêmes les plus reculés, on créait des Chambres de Commerce à la recherche de financements étrangers pour développer leur coin de patelin; des outils financiers et bancaires capables de soutenir la construction de voies ferrées, d'accroître le développement industriel. Grâce à l'action du parti libéral de Marchand à Godbout et son engagement dans l'instruction publique, la presse libérale contre les feuilles cléricales ou conservatrices (comme «Le Devoir»), les premiers programmes de sécurité sociale ou même un «virage social-démocrate», avec un syndicalisme ne se limitant plus aux syndicats de boutiques catholiques mais affilié à des syndicats nationaux capables de fomenter de grandes grèves et de tenir tête à la fois à la bourgeoisie et à l'État, comme aux États-Unis, les Québécois étaient pleinement dans la modernité. Si toutes ces grandes avancées sont restées inconnues des élèves, il faut s'en prendre aux historiens trop influencés par la rhétorique des adeptes de l'École de Chicago.

Et Rouillard d'annoncer l'entrée du courant des historiens «scientifiques» des années 1970 chez qui «l'image d'un Québec monolithique et unanime est sérieusement battue en brèche»; où «la société québécoise vit des processus qui se déploient à l'échelle continentale ou même mondiale, que sa modernisation s'est déployée graduellement et que c'est un mythe d'expliquer son histoire récente comme "une société traditionnelle projetée brutalement dans l'ère moderne". C'est bien là l'interprétation que nous partageons». Parce que les travaux de ces historiens «reposent sur une recherche historique beaucoup plus exhaustive, plus scientifique, se libèrent de l'interprétation culturaliste», ils «montrent qu'il est inexact de dépeindre le Québec francophone sous les traits "d'une société repliée sur ses terres, cramponnée à une agriculture traditionnelle", tout comme de l'imaginer "peu sensible aux courants de modernité qui transformaient le continent nord-américain, subissant passivement, presque obligée, son intégration à l'économie de marché et l'urbanisation de son territoire», ce qui ne serait qu'une «perspective fragmentaire». Contre la hantise du règne de Duplessis, il faut suivre le développement de la politique libérale plutôt que les textes des intellectuels qui auraient conduit à la Révolution tranquille, car «c'est par la voie politique qu'est survenue concrètement la transformation du Québec des années 1960, et non dans l'espace intellectuel».

Malheureusement, comme dans les suspens d'horreur où l'on voit le monstre relever la tête encore et encore, malgré les coups impitoyablement et incessamment répétés, «cette avancée des connaissances historiques n'a pas modifié l'image de l'histoire du Québec dans la mémoire collective des Québécois» et même un courant est apparu dans les années 1990 qui «ignore les résultats de la recherche des deux décennies précédentes pour revenir au mythe de la "folk society"». Aussi, est-ce dans la troisième partie du livre que nous découvrons que tout cet effort ardue n'est qu'un règlement de compte de la génération d'historiens des années 1970 contre celle des années 1990, lorsqu'un Ronald Rudin la qualifiait de «révisionniste». Rouillard a beau s'associer aux succès de l'Histoire du Québec contemporain du trio Linteau-Durocher-Robert, il passe sous silence qu'il s'agissait là d'un (excellent) manuel scolaire, mais non d'une synthèse historique. Une sorte de vaste tableau synchronique (autrefois porté à la fin d'un manuel) développé ici en chapitres et paragraphes. Rouillard défend cette «école» qui s'est faufilée entre les deux tendances, celle de l'Université de Montréal et celle de l'Université Laval, par le biais de nouveaux centres que furent l'Université de Sherbrooke, les constituantes de l'Université du Québec et l'Université Concordia (où enseignait Rudin).

Mais au-delà du conflit de générations entre historiens, on doit souligner une incompétence de Jacques Rouillard à étaler autre chose qu'un tissu argumentaire pro domo pour sa carrière d'historien et ses contributions incontestables dans le domaine de l'histoire industrielle et syndicale du Québec. Mais s'engager dans une quête d'histoire de l'historiographie n'est pas aussi simple que disputer sur l'industrialisation ou la syndicalisation où il est facile de tenir la subjectivité de l'historien à distance de ses objets d'études. Ces historiographies n'ont été le fait ni d'industriels ou de capitalistes, ni de syndiqués ou de prolétaires. Par contre, l'histoire de l'historiographie se fait par des historiens qui ont parti pris à des intérêts et des tendances épistémologiques et idéologiques qui les motivent aussi bien à révéler l'objectivité du passé qu'à y trouver ce qu'ils y sont venus chercher. Aussi, le livre de Rouillard s'embrouille-t-il de tous les paradoxes contenus dans les études historiographiques.

D'abord, l'historiographe dresse l'inventaire des œuvres, des écoles, des méthodes, des tendances historiographiques du passé jusqu'à l'époque actuelle (la sienne).

Ensuite, pour interpréter cet inventaire, il est tributaire des informations livrées par ces générations d'historiens du passé et du présent, qui sont AUSSI ses objets d'étude. Il doit donc retenir à la fois le contenu objectif des œuvres historiennes comme informations à degrés variables d'objectivité et les cadres subjectifs de leurs temps. L'historiographe ne peut faire abstraction des différentes déontologies historiennes au cours des temps et doit les tenir pour l'expression de leur culture historique savante.

Enfin, l'historien de l'historiographie doit se considérer à l'égal de ses prédécesseurs, comme un individu inséré dans son cadre épistémologique et sollicité par les urgences de son temps dans la continuité/discontinuité des tendances historiographiques.

Au Québec, ces trois états de l'histoire de l'historiographie ne peuvent éviter de déborder dans le champ du politique, du philosophique, voire même du théologique (chez les historiens clérico-nationalistes du second XIXe siècle jusqu'à Lionel Groulx y compris). Au-delà des critiques (critique interne et critique externe) qui traitent ces œuvres secondes comme des sources premières, ce qui est, si l'on veut, la part de la méthode scientifique dans la recherche historique, il y a l'interprétation, l'herméneutique qui reste toujours approximative vue la non-coïncidence entre l'interprétation et l'objet historique interprété, d'où cette nécessité chez Croce et Collingwood, de faire de l'histoire une œuvre contemporaine qui ramène l'actualité dans la curiosité culturelle du passé. Que cette curiosité se retrouve à travers des mythistoires, des romans ou des films historiques, des poèmes épiques ou des bandes dessinées, des manuels scolaires comme des ouvrages savants d'universitaires. Or Rouillard voudrait bien que ces derniers soient forclos de la critique historiographique car la science, si elle se critique, ne s'interprète pas.

Vue l'incapacité de Rouillard à distinguer la spécificité de l'histoire de l'historiographie, il finit par s'abîmer dans la vieille querelle entre positivistes (ce qui est l'épistémologie des «historiens révisionnistes», influencés par la doxa de l'École des Annales) et relativistes, titre méprisant que

Rouillard accole à Rudin et Létourneau : «Enfin, Rudin a une vision relativiste de l'histoire du Québec. Toutes les interprétations des générations d'historiens québécois qui se sont succédé sont valables. Elles ne font que refléter, selon lui, "l'évolution de leur profession et les changements survenus dans la société". Comme le fait remarquer avec raison Patrice Régimbald, "il ne croit ni à la possibilité d'un savoir objectif ni même à l'idée d'un quelconque progrès du savoir historique". En insistant sur l'interprétation historique comme reflet de la société où l'historien évolue, il fait perdre à la discipline historique l'essentiel de son utilité : sa valeur comme connaissance scientifique. L'histoire devient alors non pas la recherche de la vérité, mais une psychothérapie destinée à conforter les orientations de certains groupes sociaux». Si ce n'était que cela - une psychothérapie -, ce serait déjà mieux qu'une histoire scientifique - modèle de «l'histoire parfaite» depuis le XVII
e siècle - qui s'achève toujours par le leitmotiv - «au-delà des limites de nos connaissances, nous ne pouvons rien affirmer». Cette formule suppose un au-delà qu'il faut attendre que les recherches ultérieures éclaircissent (et qu'elles n'éclairciront peut-être jamais!). C'est là le complexe d'infériorité lié aux limites des «sciences molles» par rapport aux «sciences dures». L'historiographie scientifique place un clivage entre elle et toutes les autres formes de discours historiographiques. Elle se noue dans son épistémologie héritée des laboratoires de physique et de chimie comme autrefois elle se nouait à celui de l'École des Chartes. Cette illusion épistémologique n'est possible que parce que les faits physiques s'engendrent les uns les autres, comme il a été possible de définir la masse atomique d'éléments non encore identifiés dans le tableau de Mendeleïev. Dans le monde historique, les faits ne s'engendrent pas les uns les autres comme dans une mécano et la continuité demeure largement imprévisible.

De même, la connaissance historique n'est pas une connaissance évolutive; ses acquis ne s'effacent pas au gré des générations ni même des découvertes. Ce que les découvertes issues de la méthode critique apportent, modifient où s'ajoutent ne font pas disparaître automatiquement les représentations des générations d'historiens passées. Elles les relativisent au sens propre du terme. L'idée d'un «progrès du savoir historique» de Régimbald est obsolète, car l'historiographie relativiste ne fait pas disparaître l'objectivité de la connaissance historique, elle ne la tient pas pour incapable d'apporter de nouveaux acquis, elle ne fait qu'appeler l'intelligence sensible au secours de l'intelligence rationnelle. Plutôt que de nier la subjectivité de l'historien, elle lui apprend à l'utiliser à des fins d'hypothèses plausibles sur des fragments du passé qui nous échappent (et ces fragments seront toujours plus nombreux que les produits cernés par la critique historique).

«La recherche de la vérité» est aussi une valeur périmée pour désigner les connaissances objectives. Comme le rappelait jadis le dramaturge Pirandello, «à chacun sa vérité»; ou à l'effet Rashōmon, d'après le titre du film de Kurosawa, qui désigne le fait que plusieurs personnes décrivent différemment le même événement. La vérité est un concept essentiellement subjectif. Un historien qui l'utilise pour désigner le fruit de l'historiographie scientifique utilise une expression tout sauf objective. Voilà pourquoi l'histoire n'est pas une science comme l'entendent les positivistes, mais une «science morale» qui fait appel au jugement une fois les pièces du dossier étalé et les critiques d'experts enregistrés.

Rouillard véhicule les préjugés épistémologiques de sa génération, de son école qui était peu portée sur l'histoire des mentalités, alors que présentement elle fait feu de tous bois. La génération des «révisionnistes» carburait à l'économie et à la société, avec un nationalisme timoré qui devait ressurgir, comme l'avait prévu Fernand Ouellet, une fois la flamme marxiste éteinte. L'historiographie culturelle est revenue aujourd'hui, au grand dam de Rouillard. La jeune génération d'historiens renoue avec les mythistoires d'une société canadienne-française arriérée et refusant le progrès capitaliste, et comme tout mythistoire, il a sa part de fausseté qui n'annule pas sa part de vérité. Fixé au gouvernement Godbout, Rouillard ne cesse d'insister sur sa grande modernité, sa voie anticipatrice de la Révolution tranquille. Pourtant, comment oublier que l'agronome Godbout, disparu après la défaite de 1944, le parti Libéral fer de lance de cette modernité plongea-t-il au plus profond de son purgatoire sous la chefferie de Georges-Émile Lapalme? Il y resta jusqu'à ce que le gouvernement Duplessis, en perdant son chef, perdit aussi l'attrait du charisme politique qu'il exerçait sur l'électorat. Ce charisme se déplaça alors sur la personne du parachuté venu des Libéraux fédéraux, le député aux Communes Jean Lesage au contenu politique à peu près vide?

Il est étonnant que Rouillard perde son temps - et celui de ses lecteurs - à charger un moulin à vent qui provient de la déformation de son regard. La chose aurait été résolue et de manière intelligible s'il s'était muni du concept d'anomie développé par la sociologie dukheimienne. Lorsqu'une société subit un développement, elle se voit partagée, voire déchirée entre les éléments culturels qui l'enracinent dans son passé et ce, tout en cherchant à s'insérer dans les formes nouvelles qui s'imposent de force, d'où le surgissement de contradictions parfois violentes. C'est ce que décrit Rouillard, mais semble-t-il, sans s'en apercevoir (comme Mr Jourdain, il fait de la prose sans le savoir). Depuis l'accélération de l'histoire entraînée par la mouvance de l'industrialisation et de l'urbanisation, les sociétés occidentales (et non seulement la québécoise) sont toutes entraînées dans un renouvellement perpétuel de leurs tissus. Les contradictions, encore aujourd'hui, ne cessent de dresser les unes aux autres nos forces politiques, culturelles ou intellectuelles. Acceptons, et c'est difficile je le sais, que nous sommes tous régis par l'empire de l'éphémère. Le cri d'angoisse de la mort poussé par Rouillard exprime la disparition en train de se faire d'une génération d'historiens pionniers à qui nous devons une production inestimable sur le passé québécois, mais «le mythe tenace de la "folk society" en histoire du Québec» ne fait que confirmer un mythe que l'auteur entendait éradiquer, mais surtout qu'il n'est qu'une œuvre mue aux ressentiments, tant envers les anciens qu'aux futurs praticiens de la connaissance historique et.

Jean-Paul Coupal
12 novembre 2023  
 
 
MONTRÉAL NID D'ESPIONS
 
Il y a quelques années (2014), les Presses de l'Université Laval publiaient la traduction du livre de John Boyko, Voisins et ennemis. La guerre de Sécession et l'invention du Canada. Cet ouvrage érudit nous rappelait qu'au-delà de l'intérêt de créer un marché est/ouest en Amérique britannique du Nord et solutionner la crise constitutionnelle de l'Acte d'Union de 1840, la menace de la guerre civile américaine avait peut-être été le cristalliseur qui, au final, rendit possible la Confédération canadienne. Aujourd'hui, les éditions du Septentrion nous proposent la traduction du livre de Barry Sheehy. Montréal nid d'espions, sur l'activité d'agents venus de la Confédération du Sud séjourner à Montréal en vue de grouiller, grenouiller et scribouiller pour la cause sudiste.

Outre une mine d'informations sur ces activités occultes, le livre de Sheehy fourmille de documents photographiques des personnages mêlés à l'affaire, mais aussi de vues prises de Montréal au milieu du XIXe siècle. On y suit d'une rue à l'autre, d'un édifice à son vis-à-vis, les déplacements des espions sudistes entre 1864 et 1865. Sheehy est un Montréalais d'origine anglophone expatrié à Savannah en Georgie. Intrigué par le fait qu'une statue intitulée Silence, veillant les morts au cimetière militaire confédéré de Savannah, avait été sculptée à Montréal puis difficilement expédiée en Georgie durant la période de la Reconstruction, lui fit entreprendre d'étudier les activités sudistes dans la métropole du Canada. Les plus instruits savent bien que l'acteur John Wilkes Booth, qui devait assassiner le président Lincoln le 15 avril 1865, avait été de passage à Montréal peu de temps avant le crime, mais ce n'est là qu'un des épisodes qui lient la ville à la guerre civile américaine.

«Pendant la guerre de Sécession (1861-1865), le plus grand quartier général des services secrets confédérés à l'extérieur de Richmond se trouvait à Montréal. En 1864, cette organisation était financée par le Congrès des États confédérés jusqu'à un million de dollars en or ou en devises fortes. Les services secrets relevaient du secrétaire d'État Judah Benjamin, ce qui explique en partie pourquoi Jefferson Davis et sa famille se réfugièrent à Montréal immédiatement après la guerre. Varina Davis emmena d'abord la famille vers le nord et Jefferson Davis la suivit dès sa libération sous caution du fort Monroe. Les États confédérés avaient toujours des sympathisants et les restes d'une organisation à Montréal. Nous avons pu identifier et comprendre l'importante organisation des services secrets confédérés établie à Montréal et avons découvert que de nombreux confédérés importants séjournaient au même hôtel, le prestigieux St. Lawrence Hall, et se faisaient photographier au studio Notman de la rue De Bleury qui légua par la suite sa collection au Musée McCord de Montréal. Il s'agirait de la plus grande collection de photographies des membres des services secrets confédérés qui subsiste».

Tout le travail de Sheehy repose d'ailleurs sur ces trois sources : les registres de signatures du St. Lawrence Hall, où séjournaient les espions sudistes de passage à Montréal; du legs Notman, le photographe chez lequel ces émissaires venaient se faire tirer le portrait, ce qui permet de mettre des visages sur ces signatures; enfin les livres d'or du Musée Barnett acquis par les Niagara Falls Museum sur les activités sudistes à Ste. Catharines et Niagara-on-the-Lake. Le reste provient de la consultation d'archives d'enquêtes et de procès liés aux activités approchant l'assassinat de LIncoln.

La Grande-Bretagne s'était déclarée neutre au début de la guerre civile américaine, ce qui signifiait que le territoire de l'Empire britannique d'Amérique du Nord restait libre de recevoir et de négocier aussi bien avec l'Union qu'avec la Confédération des États du Sud. L'humeur populaire n'éprouvait pas grande sympathie pour l'esclavage, le Haut-Canada restant le terminus du chemin de fer souterrain par lequel nombre d'esclaves en fuite parvenaient, après une longue route difficile, à trouver refuge au Canada. Mais en 1862 a lieu l'incident du Trent, navire britannique transportant deux émissaires sudistes vers Londres, arraisonné par une goélette américaine. Le gouvernement de Lincoln se trouvait donc à un doigt de déclencher une guerre avec la Grande-Bretagne. Celle-ci envoie même sa flotte à Halifax et les Sudistes, enthousiastes, croient qu'une alliance anglo-sudiste serait sur le point de se conclure et que ce sera la victoire contre le Nord. Lincoln a toutefois la finesse d'esprit de remettre les deux émissaires en liberté et la tension s'apaise. À partir de ce moment, des craintes légitimes envahissent l'opinion canadienne : la victoire de l'Union laisserait un État centralisé et militarisé qui pourrait retourner son agressivité contre le Canada. La construction du chemin de fer transcontinental de même que l'union constitutionnel des différents territoires de l'Empire britannique d'Amérique du Nord deviennent deux nécessités, une économique et l'autre politique, pour le maintien de l'intégrité territoriale.

Pendant ce temps, les visites d'officiers sudistes se multiplient, espérant entreprendre des raids sur la frontière nord de l'Union. Ils tentent ainsi un raid sur une prison nordiste située en Ohio afin de libérer des prisonniers sudistes, mais la tentative échoue. Celui sur St. Albans, au Vermont, en octobre 1864, se montre plus fructueux, les Sudistes parvenant à s'emparer temporairement d'une localité et de la vider de ses coffres bancaires. Pour spectaculaires que soient ces raids, ils ne sont pas pour autant au cœur des activités sudistes à Montréal. Bien plus importantes, en effet, les liaisons qui unissent ces émissaires avec les banquiers montréalais, en particulier la Ontario Bank qu'ils finissent par contrôler. Les Sudistes tirent également des traites sur les fonds déposés dans les coffres de la Banque de Montréal pour financer la poursuite de la guerre. Enfin, ils travaillent à forcer le blocus qui ferme les côtes sudistes au commerce du coton avec l'Angleterre et la France, leurs principaux clients.

Ainsi donc, les services secrets sudistes organisent de nombreuses opérations depuis Montréal. Outre les raids dans des camps de prisonniers sudistes de l'Union, on y organise des incendies contre certains grands hôtels de New York et des explosions de navires sur le Mississippi. D'autres entreprises moins spectaculaires sont plus dommageables : «Ils réussirent... une opération contre la nouvelle monnaie américaine, le greenback, qui faillit provoquer une ruée sur le dollar. Elle fut organisée à Montréal et exécutée au nez des autorités fédérales à New York. La stratégie élaborée visant à "vendre à découvert" le dollar et à faire monter le prix de l'or impliquait des banques canadiennes, des financiers américains comme J. P. Morgan». Dotés d'un budget de 100 000 $, ils se mirent à acheter de l'or qui était ensuite expédié en Grande-Bretagne! «À lui seul, Morgan aurait envoyé jusqu'à un milliard de dollars d'or à Londres, faisant grimper son prix par rapport au billet vert de 1,50 $ à 1,71$ et finalement jusqu'à 2,85 $. Les profits qui en résultèrent étaient stupéfiants. Morgan s'enrichissait en misant contre son propre pays». Aucun scrupule n'effleura jamais les «robber barons» qui n'hésitaient pas à laver leurs mains sales dans le sang de la jeunesse américaine sacrifiée sur les champs de bataille.

D'autres transactions aussi douteuses sont effectuées. On voit des industriels liés au parti militaire nordiste négocier un trafic d'armes avec les confédérés. Des agents du département du Trésor de Washington se retrouvent aussi à Montréal, à Niagara et à Ste. Catharines. Des républicains radicaux viennent y comploter la défaite électorale de Lincoln tandis que des Copperheads - démocrates du Nord des États-Unis qui veulent mettre fin à la guerre par une entente avec les Sudistes -, grenouillent dans les corridors du St. Lawrence Hall. Mais plus étonnant peut-être : «Montréal fut au cœur du forçage de blocus et de la contrebande de coton à une vaste échelle. On peut affirmer que la plus importante transaction de coton de tous les temps, d'une valeur d'au moins un demi-milliard de dollars américains, a été orchestrée à partir de Montréal en 1864. Cet énorme commerce clandestin jouissait du soutien à la fois de Richmond et de Washington et, en particulier, de la Maison Blanche de Lincoln»! Le Président, en effet, est particulièrement favorable à ce commerce entre belligérants, car il ralentit la fuite de l'or hors des États-Unis et renforce la valeur du billet vert. En retour, le commerce clandestin du coton qui faisait ruisseler l'or de la Confédération dans les coffres montréalais, sert à développer le commerce d'armes entre les deux ennemis. Tout cela montre qu'au-delà du complot qui devait conduire à l'assassinat de Lincoln, les activités occultes qui se déroulaient à Montréal, particulièrement entre 1864 et 1865, furent complexes et bien organisées.


Le livre de Sheehy traduit donc les activités d'une faune ambiguë livrée à des travaux obscurs qui échappent souvent à l'auteur. Bien des informations manquent. Les espions ne sont pas là pour laisser des traces, ni à leurs contemporains, ni à leurs historiens. En retour, nous assistons à la complexité des activités civiles menées en parallèles avec les échanges militaires.

Sheehy veut crever le mythistoire tenace de Lincoln et de la guerre civile. Pour lui, tenter de pister les espions confédérés et unionistes à Montréal contribue à défaire le nœud d'une «idée que Lincoln était l'homme parfait et le président idéal», idée qui s'enracina dans la psyché américaine à la suite de son assassinat; un peu à l'exemple de ce qui arriva, un siècle plus tard, après l'assassinat du Président Kennedy. Or, il n'y avait pas que des confédérés à Montréal entre l'automne 1864 et le printemps 1865. Il y avait des émissaires du Secrétaire d'État à la Guerre, Stanton, qui méprisait ouvertement le Président. On y trouvait aussi des Républicains radicaux qui voulaient exclure Lincoln de la liste présidentielle pour l'élection de novembre 1864; des démocrates désireux pour leur part de négocier une paix signée. Tous ces gens se rencontraient avec des émissaires sudistes qui pensaient à un éventuel enlèvement de Lincoln pour un échange de prisonniers sudistes. Avec la réélection de Lincoln et les affrontements perpétuels au sein du cabinet présidentiel, la conspiration d'enlèvement se modifia en un complot d'assassinat.

Pour Sheehy, avec l'assassinat de Lincoln et la création du mythe entourant sa personnalité, «la guerre fut vidée de toute sa complexité et de ses contradictions inhérentes, et réduite à une simple lutte entre le bien et le mal». Même si l'on taxe Sheehy de sentiments pro-sudistes, son expérience partagée de l'enquête historique nous montre combien faux sont les lieux communs liés à la guerre de Sécession. Accepter «que les fournisseurs militaires américains ont approvisionné les deux camps au plus fort de l'effusion de sang est difficilement compatible avec les récits historiques qui décrivent la guerre de Sécession comme un conflit entre le bien et le mal, entre l'esclavage et la liberté». Y aurait-il là l'action d'un machiavélisme suprême qui aurait emporté tous les esprits liés à l'état de guerre? La corruption n'épargna nullement Lincoln, ni des membres proches de son entourage (Mary Todd, sa femme, était une acheteuse compulsive de pairs de gants!).

La pensée stratégique militaire de la guerre civile perd de son lustre à partir du moment où le commandement des armées de l'Union est remis entre les mains brutales du général Grant dont l'axiome militaire est l'une des plus simplistes, sinon des plus paresseuses de l'histoire de la stratégie : «Lincoln déclara un jour que Grant avait compris les "cruelles mathématiques de la guerre" : le Sud se viderait de son sang bien avant le Nord». Le surnuméraire finirait par l'emporter, aussi simple que cela! Mais était-ce suffisant pour croire qu'il aurait été préjudiciable de faire l'économie de sang des soldats tant yankees que sudistes? La question ne semble pas avoir effleurée l'esprit de Grant, et si elle effleura celui de Lincoln, il n'y trouva pas l'alternative qui aurait pu, pour de bonnes raisons cette fois, hausser notre jugement à son égard.

Jean-Paul Coupal
18 novembre 2023  
 
 
LE CANADA 
LIEU DE RENCONTRES ET DE CONFLITS
 
À une autre époque plus euphorique Robert Charlebois chantait : «Le Canada, ah-ah ah ah ah ah Quessé qu'c'est ça, ah-ah ah ah ah ah?» Et de répondre : «D'la bouillis bouillis bouillis bouillis pour les chats». Trudeau (le père) aimait Charlebois. Probablement qu'il faisait la même observation que lui et donnait la même réponse. Mais pendant que les Québécois se demandaient ce qu'était le Canada, les Canadiens travaillaient à payer d'un pays le remplacement d'une colonie. Ce que les Québécois n'ont pu faire malgré tout leur lyrisme inépuisable. Ainsi, moins d'une vingtaine d'années après la rengaine du chanteur, Trudeau rapatriait-il la Constitution canadienne. De loi coloniale, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique devenait l'extrait de naissance du pays, coiffé d'une Charte des Droits et Libertés qui lui donnait un statut constitutionnel que l'ancien acte colonial ne dispensait pas. On peut reposer en 2023, la question : Le Canada, Quessé qu'c'est ça?

Harold Bérubé, qui enseigne à l'Université de Sherbrooke, n'a pas la prétention de vouloir répondre à cette question. Son petit opuscule, «Le Canada Lieu de rencontres et de conflits», ramasse des capsules de l'émission radiophonique «Aujourd'hui l'histoire» sur différents sujets variés de l'histoire canadienne plutôt méconnus de ses auditeurs québécois. L'enthousiasme pour l'objet semble aussi difficile aujourd'hui à susciter chez les étudiants qu'il l'était du temps de Charlebois et de Trudeau père. Pour les Québécois, en effet, le Canada n'a toujours été qu'un vaste panoramique sur lequel se déroulait en avant-scène l'histoire du Québec. C'était ainsi avec le vieux manuel des collèges classiques Farley-Larmarche, intitulé Histoire du Canada, comme ce l'est encore de Canada-Québec : synthèse historique de Lacoursière et Vaugeois. Les tentatives de susciter un authentique manuel d'histoire canadienne, où chaque partie du Canada jouerait sa partition - entre autre le manuel terne de Cornell, Ouellet, Hamelin et Trudel, Canada Unité et diversité -, n'ont jamais été retenus par le Ministère de l'Éducation du Québec.

Bérubé est conscient de la tâche qui l'attend : «Je déploie toute mon énergie et toutes mes ressources pédagogiques pour convaincre mes étudiants que l'histoire canadienne vaut la peine qu'on s'y intéresse. On y retrouve de tout : intrigues politiques et corruption, colonisation brutale de l'ouest du pays, affrontements de toutes sortes entre communautés ethnolinguistiques, guerres impériales et mondiales, conflits sociaux majeurs... Plutôt que l'Empire romain, je leur offre l'Empire britannique. Aux croisades se substituent les efforts faits à certains moments par l'État canadien pour effacer ou assimiler autochtones, francophones et immigrants jugés indésirables. La chasse aux espions communistes et aux terroristes felquistes vaut bien les chasses aux sorcières médiévales, et c'est sans parler des mutations identitaires sans précédent que connaît le pays dans les dernières décennies du XXe siècle». En effet, mais comme l'herbe est toujours plus verte dans la prairie du voisin, l'histoire américaine demeure toujours plus attrayante.

Bérubé a raison d'affirmer que «l'histoire canadienne vaut la peine» et ses capsules sont d'un très grand intérêt. On y apprend des tas de petites choses. Il y rappelle le premier séparatisme - le néo-écossais -; les rivalités urbaines entre les grands centres en compétition pour le titre de métropole canadienne; l'extraordinaire grève de Winnipeg en 1919 qui réalisa le rêve des anarcho-syndicalistes de réaliser la fameuse «grève générale» sur l'ensemble d'une capitale provinciale; le passage du sociologue américain E. C. Hughes à Drummondville (Bérubé est aux antipodes de la dénonciation faite par Rouillard dans son récent livre sur la «folk society») ou encore la résistance albertaine au Programme énergétique national de P. E. Trudeau, qui s'exprima avec des «bumper stickers» : «Let the Eastern bastards freeze in the dark!».

L'auteur rappelle, en effet, que tout n'a pas été gentil ni aimable dans l'histoire canadienne, contrairement à ce que les mythistoires des «minutes du patrimoines» (du pogne-le-moine) tentaient naguère de nous raconter. Le Ku Klux Klan a tenté de s'imposer dans tout le Canada et y a réussi assez bien en Saskatchewan, durant les années 1920. Aux Noirs, le Klan ajoutait ici les Juifs (comme aux États-Unis), les catholiques (francophones) et les Ukrainiens. De même, Bérubé met en pièces le mythe du Canada, terre d'accueil. La qualité de l'accueil aux immigrants a toujours varié selon les conditions particulières liées à la prospérité économique (ou non) comme aux humeurs racistes (ou pas) de l'opinion canadienne. Le passage au Quai 21 de Halifax l'a moins été pour l'accueil aux immigrants que pour l'entraînement des combattants pour la Seconde Guerre mondiale.


Mais de toutes les injustices, de toutes les ignominies, je retiens l'impact du «British Home Children» qui dura un siècle (1832-1930). Ces enfants, orphelins ou directement arrachés à leurs parents pauvres en Angleterre, étaient fourgués par les autorités dans les navires en partance pour les colonies. Ce parcours troublant de milliers d'enfants des deux sexes qu'on envoyait en Australie comme au Canada, sans tuteurs adultes pour la plupart, afin d'aider au développement des colonies et pour lesquels seuls les gouvernements britannique et australien ont formulé des excuses a été, au contraire, totalement effacé de la mémoire canadienne. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper, trop préoccupé à préparer ses mascarades pour les commémorations de la guerre de 1812, ne trouva pas la tenue ni la dignité de reconnaître qu'un crime national avait été commis et toléré sur des enfants. Quoi qu'il en soit, par l'identité des méthodes d'opération (l'enlèvement des enfants à leurs parents des familles pauvres; les déportations sans possibilités de retour loin de chez eux; les agressions physiques et sexuelles commises, la déculturation), ce qui a été fait aux Autochtones l'a été avant sur ces enfants britanniques expédiés dans des familles canadiennes. Bérubé s'attarde peu sur cette continuité politique, pourtant, elle ne lui échappe pas. On ne peut nous ressasser perpétuellement le crime des pensionnats autochtones et passer sous silence les conséquences du British Home Children sur nombre de Canadiens qui, pour n'être pas né sur le sol national se sont trouvés sans ascendance. La vérité exige que l'on considère que les torts commis envers les Autochtones ont procédé moins d'un «racisme systémique» que d'un mode de peuplement (raciste, sexiste, classiste, etc.) propre aux systèmes impériaux, mode qui n'a pas échappé non plus aux Français, aux Allemands ou aux Italiens.

Le Canada est un pays, il a son drapeau, il a son siège à l'ONU où il peut mettre son péteux, participe aux grandes conférences économiques mondiales, élève sa voix (mais moins ses gestes) lorsqu'il s'agit de défendre une cause mondiale. Est-il une nation? Ce que Trudeau père refusait absolument de reconnaître, les efforts des souverainistes québécois ont réussi à tirer en Chambre des Communes, de la gorge de Stephen Harper, la reconnaissance de la nation québécoise (ce qui était mieux que «la société distincte» de Bourassa). Cela n'eût aucune incidence politique, mais du moins établissaient-ils une dualité nationale au Canada. On peut toujours croire que l'une et l'autre se confondent, mais, qu'importe le même passeport, les havre-sacs des jeunes globe-trotters québécois portent le drapeau du Québec alors que ceux de leurs co- voyageurs canadiens ont le drapeau du Canada. Il est difficile de faire cohabiter deux nationalités dans un même territoire, à moins de risquer le pari schizophrénique comme celui qui a rongé l'identité canadienne-française.

Le Canada, qui fut avant toute chose le résidu de l'Empire britannique d'Amérique du Nord s'est sculpté différemment des États-Unis, et ceci explique beaucoup sur la condition nationale canadienne. Les 48 États américains sur le sol continental ont été dessinés en suivant les latitudes, courant de l'Est vers l'Ouest. Au contraire, les 10 provinces canadiennes ont été découpées selon les longitudes, du pôle vers l'unique frontière avec les États-Unis. Les États américains, entraînés par l'économie naturelle (nord/sud) du continent, se sont plus ou moins regroupés en «sections» (la Nouvelle-Angleterre, le Old South, les États centraux, le Middle-West, le Sud-Ouest et la côte du Pacifique). Les sections se sont accommodées les unes les autres pour former le vaste marché américain. Au Canada, où l'économie naturelle est la même, son défi a toujours consisté à dénaturer l'économie naturelle pour créer un marché colonial artificiel est/ouest au profit de la métropole britannique.

Cette contorsion à l'économie naturelle se trahit par la façon dont le gouvernement canadien divise son territoire en régions sur le modèle nord/sud en suivant des latitudes : les Maritimes, le Québec, l'Ontario, enfin l'Ouest canadien. Une fois l'immense territoire de la Baie d'Hudson passé sous contrôle du gouvernement fédéral, celui-ci y a tracé des frontières provinciales sur une règle. L'économie des provinces pouvaient aller du nord vers le sud certes, mais rendue à la frontière américaine, elle se voyait détournée de sa voie naturelle pour être prise en charge par la voie ferrée qui conduisait à l'un ou l'autre des deux ports maritimes.

Si, aux États-Unis, les sentiments d'appartenance locaux visent les sections, ils n'atteignent pas à un sentiment national. Au Canada, il est facile aux sentiments locaux de se transformer en sentiments nationaux. Le cas du Québec franco-catholique est exemplaire, mais la mauvaise humeur des Néo-écossais en 1868 et des Albertains en 2023 a pu ou peut nourrir des velléités d'exclusion du Canada. Pour cette raison, l'immigration et le multiculturalisme ont pour but de dissoudre ces velléités au bénéfice d'une identité nationale qui serait, paradoxalement, une affirmation de l'individu jusqu'à un «isolisme» parfait, les sentiments d'appartenance se réduisant aux familles, aux tribus, aux clans, aux sectes, aux modes... ou aux amis Facebook. Tel est le Canada de Justin Trudeau. L'aboutissement d'une immaturité issue de contacts et de conflits jamais résolus (comme la grève de Winnipeg), refoulés, annihilés, effacés de la mémoire pour finir par pourrir dans l'oubli ou tout simplement par l'inexistence d'une conscience collective.

Jean-Paul Coupal
22 novembre 2023

HITCHCOCK S'EST TROMPÉ
 
Il est bon parfois de se payer un petit bonbon pour se soulager de lectures plus lourdes. Car ce sont des petits bonbons que nous offre ordinairement Pierre Bayard et ce depuis de nombreuses années. Après avoir visité des romans policiers de Conan Doyle, d'Agatha Christie, le mythe d'Œdipe et autres, cette fois-ci, il nous amène au cœur du cinéma d'Alfred Hitchcock et son célèbre film de 1954, Rear Window (Fenêtre sur cour). Plusieurs livres ont été écrits sur ce film, mais l'approche psychanalytique de Bayard se veut originale. Dans ce film, non seulement le réalisateur nous entraînerait-il sur une fausse piste, mais en plus il s'y dissimulerait un crime secondaire dont il entreprend de nous révéler le ou les coupables.

Tout au long de son approche des chefs-d'œuvre de roman policier, Bayard démystifie tour à tour Le chien des Baskerville, Les dix petits nègres (au titre mutilé), Le crime de Roger Ackroyd. Pour lui, le lecteur qui suit de trop près la logique serrée des détectives de romans risque de sortir mystifié par une «logique artificielle» - on pourrait dire un paralogisme -, dont le but est de dissimuler une forme de «délire cohérent» de la part des détectives amateurs. Plus les reconstitutions de scènes de crimes sont stupéfiantes, plus nous serions victimes de l'illusion que se donne le détective pour dissimuler sa propre pathologie criminelle derrière une révélation judiciaire. Déjà Marie Bonaparte avait éventé les contes policiers d'Edgar Allan Poe, tandis que d'autres œuvres de fondateurs du genre (d'Émile Gaboriau ou de Gaston Leroux) font toujours couler beaucoup d'encre chez les critiques littéraires.

D'un ouvrage l'autre, Bayard reprend la même démonstration qu'il applique à chaque ouvrage et chargée d'illustrer une seule thèse, celle de l'autonomie des personnages. Pour lui, certains êtres de fiction tendent à s'émanciper de la tutelle de l'auteur et à prendre des initiatives, n'hésitant pas, par exemple, à accomplir des actes criminels «sans que ce dernier en soit informé». Cette thèse métaphysico-psychanalytique l'entraîne à refaire l'enquête selon le mode du romancier, puis d'en tirer la critique afin de démontrer que là où le détective nous impose son «délire d'interprétation» des indices, nous devrions plutôt y voir «autre chose». Bref, il faudrait tenir l'interprétation pour biaisée. Soit que le détective erre dans la logique de sa reconstitution, soit qu'il est lui-même clivé par son inconscient qui lui ramène son propre refoulé et, par transfert, le projette sur le crime. Enfin, reprenant le modèle du genre, une dernière partie nous révèle ce qui a été caché tout au long du roman et qui s'avère être le véritable crime. Son analyse de Fenêtre sur cour n'échappe pas à cette typologie.

Le film de Hitchcock se présente en effet comme un modèle du genre. Dans les années 1950, le réalisateur britanno-américain s'essayait à des expériences cinématographiques particulières. On parle beaucoup du «plan unique» de The Rope qui ne l'est pas tout à fait. Ou encore de la scène finale de North by Northwest avec les protagonistes suspendus au bout du nez du monument de George Washington au Mont Rushmore. Vertigo a particulièrement été exploité par les psychanalystes avec cette histoire de culpabilité mêlée à l'existence d'un double. Spellbound, déjà, jouait sur le dédoublement et l'onirisme, Hitchcock ayant demandé à Dalí d'y travailler à un décor surréaliste que la mégalomanie du peintre a fait échouer. Rear Window, lui, va jouer sur un fond de panoptique.

Placé dans une position qui l'immobilise, le héros n'a pour se distraire que d'exercer son voyeurisme sur les fenêtres de ses voisins. Situé dans une arrière-cour, Jeff peut ainsi observer les fenêtres de différents appartements situés à des étages qui sont refermés sur la cour. Il est conduit par des indices à supposer qu'un crime a été commis dans l'appartement vis-à-vis du sien. Incapable de se lever de sa chaise, une jambe dans le plâtre, il demande à son amie Lisa et à son infirmière Stella d'aller enquêter sur place. Son ami détective, lui, refuse de le croire lorsqu'il insiste sur le fait que le voisin aurait tué sa femme puis aurait découpé le corps qu'il sortirait de nuit dans de lourdes valises. C'est cette histoire «paranoïaque» que raconte le film d'Hitchcock et que Bayard entreprend de déconstruire.

Je n'entrerai pas dans les détails de sa déconstruction ni dans l'alternative qu'il nous propose. Je dois avouer que Bayard, d'ordinaire, arrive difficilement à me convaincre. D'abord, il n'échappe pas au «délire d'interprétation» dont il accuse les détectives de romans. Il est discutable, comme il le fait trop facilement, d'en appeler à un raisonnement «scientifique» contre des démonstrations douteuses. Tout ce qu'a dit Marie Bonaparte d'Edgar Poe ne doit pas être retenu avec la même évidence. Il en va ainsi de Bayard. Si je peux accepter sa déconstruction de Fenêtre sur cour, c'est qu'elle a été faite à plusieurs reprises par d'autres critiques et qu'elle nous saute aux yeux au visionnement du film. Qui ne s'est senti mal à l'aise, voyant le pathétique assassin (joué par Raymond Burr) s'en prendre au héros à la fin du film et être convaincu qu'il s'agit là d'un terrible monstre qui a tué sa femme et a découpé son corps en morceaux? D'autre part, l'alternative proposée n'est guère plus convaincante, semée de trous aussi gros que ceux présents dans la démonstration que nous offre Hitchcock. Dans un cas comme dans l'autre, tout finit par reposer sur le consentement du lecteur de se laisser conduire par l'auteur, et là réside le nœud de toute liaison littéraire (y compris historiographique). En fait, l'évidence de la démonstration réside davantage dans ce consentement tacite que dans les mécanismes logiques ou littéraires employés par les auteurs.


Mais pour autant qu'on s'y laisse porter, le moment de jouissance est agréable. Après tout, ce n'est là que de la littérature, et dans la mesure où la littérature sert de passage au réel, aux faits, à l'objectivité et à la vérité, il existera toujours un écart entre la reproduction et la représentation. Il en va ainsi pour le petit jeu que je vous propose : seriez-vous bon détective?

Dans son exposé théorique, Bayard fait référence au syndrome de Münchausen. Il s'agit d'une névrose qui se manifeste chez les enfants qui s'automutilent en vue d'attirer l'attention des médecins et qui témoignent d'un manque d'amour. L'auteur pousse ici le concept de «syndrome de Münchausen par procuration, identifié en 1977 par le pédiatre Roy Meadow. Le sujet qui en est atteint ne cherche pas à attirer l'attention des médecins par l'exposition de ses propres souffrances, mais par celles qu'il inflige à l'un de ses proches, provoquant chez celui-ci des troubles physiques graves pouvant aller jusqu'à la mort, là encore dans le but d'attirer la compassion des médecins ou de l'entourage».

Bayard souligne que «les enfants sont particulièrement la cible de cette pathologie mentale, qui conduit un parent à leur infliger des sévices en retirant une jouissance inconsciente d'une double identification, d'une part à la victime qui souffre, d'autre part à l'adulte protecteur que le bourreau feint d'être aux yeux de tous quand il interprète ce rôle en public. À cette double identification inconsciente vient évidemment s'ajouter une dimension sadique, laquelle peut d'autant mieux s'exprimer sans culpabilité excessive que les agressions commises sont compensées, voire annulées, par les soins ostensibles - et valorisants sur le plan narcissique - apportés publiquement à la victime» (p. 158).

Qui, de célèbre, dans la culture québécoise, répondrait particulièrement bien à ce syndrome de Münchausen par procuration? Si vous tombez sur la bonne personne, cela pourrait vous inspirer pour une carrière de romancier·ière policier?

Jean-Paul Coupal
24 novembre 2023  
 
Mon infarctus de Noël
RAVENNE
 
Si des libraires peuvent éprouver des coups de cœur à l'année longue, un lecteur peut subir un infarctus devant un tel ouvrage d'érudition et d'art; celui de l'historienne britannique Judith Herrin, Ravenne Capitale de l'Empire, creuset de l'Europe.

À la fin du XXe siècle un grand débat eut lieu parmi les historiens. Peut-être était-ce le sentiment d'une «fin de l'histoire» proche au tournant du millénaire qui le commandait, mais les historiens se demandèrent s'il n'était pas possible de regarder «la décadence romaine» autrement. De la regarder moins comme une fin en soi qu'un début d'une nouvelle civilisation, une «Antiquité tardive». Un historien britannique, auteur d'une puissante biographie de saint Augustin, Peter Brown, anima le débat et le vieil historien français Henri-Irénée Marrou s'en fit le porte-parole de l'autre côté de la Manche. L'étude de Herrin se situe dans le prolongement de ce débat. Si elle se rallie à la thèse de Brown, elle ne peut s'empêcher de constater malgré tout l'effondrement général de l'époque.

Ainsi, en étudiant l'histoire de la ville de Ravenne, «au fil de l'écriture de mon livre, j'en suis venue à douter du caractère approprié de l'expression "Antiquité tardive", car elle s'accompagne d'une inextricable aura de déclin et d'intérêt poussiéreux. À mesure que je tentais de lever le voile sur l'histoire de Ravenne, la dimension apologétique du terme me parut de plus en plus incongrue : Ravenne est en effet l'une des rares cités occidentales de l'époque à n'être pas passée par cet état de dépérissement général que beaucoup d'autres ont manifestement connu». C'est dire que le livre de Herrin ne tranchera pas définitivement le débat. C'est même le côté exceptionnel de Ravenne qui finit par justifier l'image de la décadence, ne retenant l'innovation que dans le cas exceptionnel de la ville : «À Ravenne, une inscription datant du milieu du Ve siècle dit ceci : "Cède, ancienne dénomination, cède à la nouveauté!"». Pour ne pas avoir été l'une de ces cités dissoutes sous les invasions germaniques, Ravenne devint le symbole de l'Antiquité tardive sous l'aspect d'une Europe nouvelle : «Ravenne ne se contenta pas de produire certaines des œuvres d'art les plus raffinées et les plus belles du temps, la ville participa aussi au développement de ce qui allait devenir "l'Occident"».

De ces œuvres d'art, nous conservons à l'esprit les mosaïques de l'église Saint-Vital illustrant les cortèges de l'empereur byzantin, Justinien et de son épouse, Théodora. Que font là ces mosaïques alors que ni Justinien, ni Théodora ne mirent jamais les pieds à Ravenne? Dès que nous faisons le bilan de Ravenne comme centre artistique européen durant près de trois siècles, la question se pose : «...comment une aussi étonnante concentration d'œuvres de l'art paléochrétien avait pu exister, puis subsister à cet endroit»? À ce point, comme l'écrit Herrin, que «celui ou celle qui n'a jamais visité Ravenne se prive d'une expérience incroyable, d'un ravissement extraordinaire que par le présent ouvrage je voudrais recréer». C'est qu'entre le Ve et le IXe siècle, Ravenne a été un lieu de passages entre deux empires, l'un - l'Empire romain d'Occident - s'effondrant et l'autre - l'Empire chrétien d'Orient - se constituant, tous deux à travers des spasmes politiques et religieux. Spasmes d'agonie pour le premier, spasmes d'accouchement du second.

Véritable travail impressionnant d'érudition à travers les fonds d'archives et d'archéologie de toute l'Europe, l'historienne reconstitue un passé confus où tant de documents manquent. Heureusement qu'elle put compter sur les écrits de deux historiens d'époque, Cassiodore le Jeune et Agnellus de Ravenne qui la guidèrent, ce dernier écrivant au moment du crépuscule même de la cité, à l'époque de Charlemagne. Durant toute cette époque troublée que l'historien britannique du XVIIIe siècle, Edward Gibbon, avait tracée dans une formidable série, l'Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, Heirrin parvient à faire ressortir les éléments déterminants (géographiques, politiques, économiques, diplomatiques, culturels et religieux) du fatras des confusions par la clarté de son style. À travers de brefs chapitres (environ une dizaine de pages chacun), l'autrice nous fait passer d'une époque à l'autre, d'un thème à une description, ce qui permet de ne jamais perdre le fil de l'histoire. Ravenne est donc un livre qui se lit à petites doses pour en savourer les portraits, les crises et la splendeur d'une grande époque de civilisation. Des planches superbes en couleurs intégrées étroitement au texte permettent de suivre le passage de la culture romano-gothe à la culture chrétienne orientale : Ravenne est un défi réussi à l'ignorance historique que nous avons du passage de la civilisation hellénique à la double naissance de la civilisation chrétienne occidentale (notre Moyen Âge) et la civilisation chrétienne orientale (Byzance et, plus tard, la Russie).

Herrin nous rend donc intelligible une période du passé occidental tenue pour brouillonne et confuse. Envahissant la péninsule italienne, ruinant les campagnes et pillant les villes, les Goths s'emparèrent à plusieurs reprises de Rome, forçant la capitale à se déplacer à Milan. Faisant face à des flux répétés de nouveaux envahisseurs, l'empereur Honorius (395-423) dut se résoudre à pousser encore plus loin vers l'est sa capitale et finit par choisir Ravenne, une cité prospère grâce à son port, Classis, qui en faisait un endroit idéal, protégé par des limites géographiques difficiles à franchir et ayant un port fortifié donnant accès à la mer pour recevoir les flottes de l'empire d'Orient. Il était pensable que Ravenne devienne le site infranchissable capable de résister à n'importe quelle invasion et se prêtasse au titre de nouvelle capitale de l'empire romain d'Occident.

Ravenne était, en effet, une ville nouvelle, jeune et dynamique capable de répondre à des défis qui n'allaient pas tarder à l'ébranler. Bien que, comme l'écrit Heirren, «Ravenne ne pouvait rivaliser avec ces traditions profondément enracinées dans la vie romaine, ...Honorius poursuivit la création d'installations pour la cour et l'administration impériale, l'édification de basiliques pour la population catholique et l'embellissement de sa nouvelle capitale. En laissant Stilicon gérer les affaires militaires et nommer les administrateurs civils, il semble avoir renoncé à toute ambition de gouverner à la manière des empereurs précédents. Son transfert de la capitale à Ravenne assura cependant la survie de la dynastie théodosienne et donna à sa demi-sœur Galla Placidia un environnement stable pour grandir. Sous le mécénat de la jeune femme, Ravenne fut dotée du premier d'une série d'édifices extraordinaires, témoins de son statut de nouvelle capitale de l'Empire romain d'Occident». En effet, après la mort prématurée de l'empereur, c'est son épouse, Galla Placidia veuve d'un conquérant goth, qui joua le rôle d'impératrice-régente pour le jeune empereur Valentinien II.

L'importance de Galla Placidia comme régente vient de sa connaissance intime à la fois du milieu impérial de Constantinople autant que des monarchies gothes qui prétendaient relever le vieil empire d'Occident. Elle sut manœuvrer le gouvernement impérial de Ravenne à travers des crises à la fois politiques et schismatiques au niveau religieux. L'éloignement de Constantinople de la Rome pontificale suscitait des conflits dogmatiques entre les différentes tendances qui animaient le christianisme de l'époque. D'un concile l'autre, des disputes souvent hargneuses créaient des tensions qui se traduisaient au niveau politique par des affrontements violents.

Malgré sa grande dextérité, Galla Placidia ne put empêcher l'empire d'Occident de périr à Ravenne après la mort de Valentinien. Les Ostrogoths, en effet, finirent par prendre Ravenne et à y installer leur chef, Théodoric, comme roi. Devant le fait accompli, l'empire d'Orient accepta la monarchie gothe même si Théodoric était de confession arienne (une hérésie qui affirme que Jésus n'est pas de la même nature que Dieu son père et lui est inférieur) qui menait une lutte contre le catholicisme romain. Pourtant, Théodoric se montra «tolérant», moins par principe que du fait que la majorité des Ravennates étaient catholiques. Par cette sagesse politique, «l'empire de Théodoric à Ravenne transforma ainsi la chute de la Rome du Ve siècle en une nouvelle phase des débuts de la chrétienté, sous l'égide de Constantinople. Il inaugura une ère où la forme germano-gothique s'intégrerait aux compétences romaines et aux grandes caractéristiques d'une administration impériale pour faire de Ravenne le creuset d'où sortirait l'alliage européen». Mais par ce fait même, il ne restait plus qu'un seul empire romain à prétention universelle, celui d'Orient dont la capitale était Constantinople.

Grâce à Théodoric, Ravenne continua de s'enrichir. Les activités portuaires et commerciales à Classis suffisaient à renflouer les coffres de l'État, les lourds impôts rentraient et les archevêques, proches des marchands, tiraient des richesses qu'ils faisaient retomber sur la ville par l'édification de palais, d'églises et de cathédrales au style architectural inspiré de Constantinople (édifice octogonal surmonté d'un dôme). C'est ainsi qu'en dehors du territoire propre à Byzance et en Italie même, Ravenne put illustrer le nouveau mouvement de l'art paléochrétien : «...nous commençons à entrevoir le rôle capital que jouerait Ravenne au VIIe et au VIIIe siècle dans l'évolution de l'Occident. Bras italien du gouvernement impérial de Constantinople, la cité se trouvait à la charnière de l'Orient et de l'Occident, vecteur d'influence dans les deux sens. C'était le port par lequel transitaient de nombreux ambassadeurs, chefs militaires et marchands, le lien entre l'Italie du Nord, l'Europe transalpine et la capitale byzantine à l'est de la Méditerranée. En conséquence, l'Adriatique devint une mer très animée, et les ports de sa rive orientale, en Istrie, Croatie et Dalmatie, se développèrent par rapport à l'itinéraire occidental, de Ravenne jusqu'au sud, en Sicile et au-delà. Si la Sicile conserva son administration indépendante et si d'autres ports devinrent les rivaux de Ravenne, il reste qu'à partir de 554 la cité accrut ses contacts internationaux, consolidés par la création de l'exarchat».

L'exarchat de Ravenne fut une invention byzantine dans le but de s'assurer une meilleure emprise sur la ville et ses habitants une fois Théodoric mort. Avec l'exarchat, «des responsables civils haut placés se trouvaient désormais soumis à une hiérarchie militaire». C'était l'époque où il fallait faire face aux Lombards, un nouveau groupe menaçant qui se ruait sur l'Italie et ciblait bien sûr Ravenne. Cette nouvelle menace extérieure se profilait au moment où une nouvelle crise religieuse s'apprêtait à ébranler la chrétienté alors que l'islam, en pleine expansion, se faisait menaçante; aussi bien pour la Sicile lointaine que pour Constantinople toute proche. Il s'agissait de l'hérésie monothélite (qui reconnaît au Christ deux natures, divine et humaine, mais une seule volonté, la volonté divine) à laquelle l'empereur Constant II se rallia, et par le fait même le clergé de Ravenne. Ravenne se voyait ainsi arrachée à la tutelle catholique romaine contre laquelle elle entrait en conflit.

Ces querelles théologiques avaient leurs effets sur les oppositions politiques et militaires. Après l'hérésie monothélite, ce fut au tour de l'iconoclasme, doctrine qui condamnait l'usage pieuse des images représentant les figures de Jésus, de la Vierge et des saints. Les splendides œuvres picturales les plus précieuses de l'art de Ravenne se voyaient donc menacées d'être blanchies à la chaux, comme cela se faisait à Constantinople. Heureusement, l'épiscopat de Ravenne préféra ne pas suivre, ce qui entraîna un refroidissement dans les relations entre les deux villes. De son côté, tirant profit des décisions conciliaires, le pape, s'il ne semblait plus représenter une force politique, devenait une puissance spirituelle à ne pas négliger. Devant l'incapacité de l'Empereur d'Orient à protéger l'Europe occidentale de la menace d'invasions arabes par l'Espagne et la Sicile, le pape se tourna donc vers les Francs, et en particulier leur chef, Pépin le Bref, qui offrit son bras militaire pour protéger Rome. Cette rencontre consolida suffisamment les liens pour amener le fils de Pépin, Charlemagne, à venir se faire couronner empereur d'Occident par la volonté du pape (plus par la volonté du pape que par la sienne). La rupture à la fois politique et religieuse était consommée entre les deux résidus de l'ancien Empire romain.

Alors que les villes occidentales avaient subi les contrecoups des invasions gothes, Ravenne avait saisi l'occasion de s'imposer en profitant de la crise qui morcelait la péninsule italienne. Mais lorsque Charlemagne s'imposa comme «empereur d'Occident», la capitale occidentale déménagea une fois de plus. Elle quitta les rives de l'Adriatique pour s'établir à la limite de la France et de l'Allemagne actuelles, à Aix-la-Chapelle. À partir de ce moment, le nouvel empereur et les rois italiques commencèrent à piller l'héritage de Ravenne. Charlemagne fit venir des colonnades pour son palais d'Aix érigé dans le style byzantin. D'un autre côté, Venise émergeait comme la capitale commerciale nouvelle, au creux de la mer Adriatique et en liens directs avec les Balkans. Le mouvement artistique allait suivre, attendant la révolution courtoise du XIIe siècle.

Jean-Paul Coupal
3 décembre 2023  
 
 
LA LUMIÈRE VIENT DE L'OCCIDENT
 
À l'occasion de la réédition du livre du philosophe iranien Daryush Shayegan en 2022, La lumière vient de l'Occident, il convient de souligner que plus de vingt ans après sa parution, la pertinence de cet essai est toujours de mise. Ayant fuit la révolution de 1979, le philosophe, déjà connu en Occident, est venu trouver refuge en France, dont il maîtrise parfaitement la culture intellectuelle. Victime de l'intolérance des nouveaux dirigeants de son pays, Shayegan est mieux à même de mesurer les valeurs progressistes occidentales, ce qui ne l'empêche pas de sonder les raisons profondes de la démoralisation qui frappe notre civilisation. Écrit à la fin des années 90, La lumière vient de l'Occident se montre en mesure de faire le bilan de la modernité tout en anticipant certains des traits porteurs d'avenir pour le XXIe siècle.

Grandement inspiré par la philosophie de Deleuze et Guattari, Shayegan reprend l'image du rhizome pour illustrer le mode de structuration de la civilisation qui vient opposée à celle de l'arborescence qui a caractérisé la représentation occidentale depuis les temps de la philosophie grecque. Plutôt qu'une seule voie de développement (celle de la raison efficiente), Shayegan envisage la modernité comme une structure évoluant en permanence dans toutes les directions horizontales de rencontres. C'est le temps venu de la mondialisation où les frontières cèdent sous la pression de migrations comparables à aucune autre Völkerwanderung précédente. Avec ces immigrants économiques et ces réfugiés politiques débarquant des avions sur les tarmacs, s'échouant sur les rives de la Méditerranée européenne, franchissant la clôture à la frontière du Texas ou par le chemin Roxham, les cultures sont appelées à se confronter, à se ghettoïser ou à se métisser, bref à se restructurer. De la déterritorialisation à la greffe sur de nouveaux plants, selon le modèle déjà expérimenté en Amérique latine depuis le XVIe siècle, les civilisations seraient appelées pour le XXIe à s'ouvrir aux échanges interculturelles.

Pour Shayegan, «la modernité, avec tous ses acquis, est devenue, qu'on le veuille ou non, un discours universel, car elle implique, de par sa nature réflexive, l'altérité, c'est-à-dire la présence de l'autre. Sa nature englobante sauvegarde la diversité des autres visions, quelque régressives et archaïques qu'elles soient, elle devient, par la force des choses, le pivot central autour duquel gravitent toutes les visions, même celles qui en contestent vigoureusement la légitimité. Dès lors, les acquis des Lumières sont ceux de toute l'humanité. Je ne crois pas au strict relativisme culturel, je crois encore moins à l'équivalence de toutes les cultures, pas plus qu'au discours souvent creux et à l'eau de rose des multiculturalistes intransigeants. Il y a des multiniveaux de conscience – des plus archaïques aux plus élaborés – mais ils ne sont ni au même niveau de conscience, ni au même plan d'être. Cela ne veut pas dire que les uns sont "meilleurs" que les autres, cela veut tout simplement dire que ces niveaux répondent à d'autres plans de pertinence, qu'il y a entre eux des béances, fractures historiques, ruptures épistémologiques». Contre la façon de percevoir le contact des cultures à des niveaux hiérarchiques inégalitaires, comme faisait l'anthropologie libérale issue de l'idée du progrès, Shayegan nous invite à les considérer, répartis selon des multiniveaux de conscience permettant de conserver leurs spécificités à chacune, à travers une même séquence historique.

Par sa double position à la fois non-occidentale et pro-occidentale, Shayegan en est venu à confronter les dérives du multiculturalisme. D'un côté, le philosophe iranien doit admettre que par la situation historique du tournant du siècle, les porteurs de cultures de diverses origines se rencontrent sur tous les continents, entre déterritorialisation et reterritorialisation sur une échelle beaucoup plus grande que durant la période colonialiste. Mais d'un autre côté, il ne peut accepter cette dénonciation extrême de l'eurocentrisme qui, à ses yeux, entraîne la trahison de toutes les grandes valeurs issues des Lumières et qui font de la modernité occidentale une modernité globalement partagée : «...ce que critiquent violemment de nos jours les multiculturalistes les plus acharnés est précisément cet eurocentrisme qui reste la cible privilégiée de toutes leurs attaques. Mais... l'eurocentrisme, en dépit de ses excès, de ses penchants hégémoniques, n'en reste pas moins le berceau de toute modernité, voire de ce mouvement immense d'affranchissement de l'homme de la tutelle des mythes et des dieux sans lequel l'humanité serait dans son stade d'égocentrisme narcissique». C'est la subversion islamiste de la révolution iranienne qui convainc Shayegan de rejeter un multiculturalisme pervers dont le relativisme n'a rien de celui de Croce et de Collingwood, car il condamne les individus à s'isoler dans leur identité tout en se standardisant sur un modèle unidimensionnel. Le multiculturalisme n'invite pas au métissage qui, souvenons-nous, était une des valeurs-phares de la fin du XXe siècle, mais à une forclusion qui ne favorise pas les contacts mais les replis sur son narcissisme.

D'autre part, il faut bien reconnaître que ces rencontres multivalentes se déroulent à une époque où les Occidentaux sont emportés non pas tant par un doute cartésien sur leurs valeurs, mais plutôt un pyrrhonisme qui défie tout entendement. Pour Shayegan, il s'agirait-là de signes d'épuisement des forces créatrices : «L'esprit de cette fin de siècle se distingue par un mouvement d'introspection et de rétrospection vers l'histoire de la pensée. Comme si tout avait déjà été dit, vécu, pensé, élaboré. La pensée rebondit sur elle-même pour se regarder dans le miroir de sa propre genèse. Elle cherche à connaître ses soubassements, ses ruptures, ses élans et ses mutations. Elle ne tend plus à créer le monde ex nihilo, à imiter l'aspect démiurgique du divin, à refaire par les spéculations métaphysiques la tâche qui incombait d'office au créateur lui-même, mais à retracer pièce par pièce le devenir-homme de la culture de notre humanité, les phases successives que celle-ci a traversées, les niveaux de la conscience réflexive auxquels elle est parvenue». Ce que Toynbee appelait déjà une «némésis de la créativité»; une incapacité de revitaliser les ressources culturelles héritées des siècles antérieurs. On peut sans doute tenir l'Occident pour une civilisation jeune (à peu près six siècles), mais c'est une civilisation sur les épaules desquelles pèsent de lourds héritages de cultures antérieures : l'indo-européenne, l'hellénisque, la chrétienté médiévale...

En face de ce déclin spirituel occidental, les migrants en provenance de cultures et civilisations non-occidentales font également face à des défis identitaires, défis culturels, juridiques, politiques, religieux. Shayegan – inspiré judicieusement par l'expérience iranienne – saisit parfaitement leur situation dans une impasse temporelle : «Quel est l'état actuel des civilisations non occidentales? Ces civilisations – à l'exception de quelques-unes qui ont parfaitement assimilé les temps nouveaux – se trouvent dans l'"entre-deux", c'est-à-dire dans le "pas encore" et le "plus jamais", entre une modernité qui s'installe mais n'est pas tout à fait assimilée et une tradition qui s'effondre et qui ne se renouvellera plus jamais sous sa forme originelle. Même les retours en arrière, les velléités de rejoindre le point zéro du commencement n'aboutissent souvent nulle part. Tout retour en arrière est un leurre, il débouche sur le no man's land. Je ne pense pas qu'il y ait des civilisations non occidentales au sens strict du terme, c'est-à-dire en tant que Tout articulé, en tant que paradigme ou "épistémè" dominante. Leur écologie sociale a été ravagée par les vagues successives de la modernité. Il y a des modes non occidentaux d'être qui sont plus ou moins attaqués, plus ou moins anachroniques. De nos jours, les modes extra-occidentaux s'enracinent dans des comportements exprimant pour ainsi dire la méta-réalité d'un monde qui, à défaut d'existence effective dans la géographie techno-économique de notre planète, se confine dans les territoires existentiels de l'homme; et cette méta-réalité, souvent décalée par rapport aux mutations de l'histoire, rythme la cadence psychique de l'homme non occidental». C'est ici que se manifestent les tentations anachroniques entre le futurisme d'une accélération évolutive se précipitant au-devant du progrès, surtout en matière technologique, mais aussi un archaïsme qui ressasse des ressentiments liés aux attaches patrimoniales, pour ne pas dire aux frustrations patriarcales. Alors que l'Occident, depuis trois siècles, se confronte à un tel état d'anomie identifié par Durkheim, les civilisations non-occidentales, heurtées par la brutalité de la modernité, réagissent souvent par des actes que Shayegan va jusqu'à qualifier de schizophréniques.

Shayegan appelle donc à une autre civilisation qui doit finir par naître de cette convergence des civilisations et des cultures «west-östlicher»; une civilisation qu'il qualifie d'hybride, métissée d'individus de provenances diverses et qui lui semble être la seule alternative à la double crise actuelle : «Cette nouvelle civilisation dépourvue de toute imagination éthique, de tout élan de cœur, de toutes valeurs nouvelles aptes à inverser le sens même de l'existence, s'installe, s'implante partout comme étant le dernier mot de cette fin du XXe siècle. Pourtant d'autres voix surgissent à droite et à gauche qui, ne se pliant pas au dictat [sic!] de ces valeurs somme toute marchandes, revendiquent le legs du passé, des identités négligées, des rêves enfouis dans le sable de la mondialisation. Ces rêves ressuscités nous viennent tous d'autres âges, d'autres cultures, d'autres façons d'être et de vivre qui ne se confondent guère avec le nivellement des libéralismes triomphants mais dévoilent d'autres modes d'être. Ces nouvelles voix sont les revendications des cultures éclipsées, parfois même humiliées par une modernité galopante qui, dans sa marche de la conquête du monde, a aplani tous les reliefs de la vie. Au demeurant, ces voix prônent toutes la différence : à l'universalisme des valeurs marchandes, elles opposent le particularisme tribal, voire les titres de noblesse d'une certaine façon d'être et, au nivellement de la logique marchande, la priorité d'autres valeurs qui échappent à la tyrannie du profit, au matérialisme béat des meilleurs des mondes possibles, le sens tragique de la vie aux prises avec un destin aveugle. Que ces résurgences puissent toucher la masse des jeunes, sous formes d'écologie, de sensibilité New Age, de voies de réalisation spirituelle, de techniques de méditation, n'a rien d'étonnant. Car la misère de l'homme moderne face à cette réussite matérielle est totale». En quelques mots, des caractéristiques culturelles non-occidentales ramènent au contact des populations de l'Occident fatigué, des refoulés de l'inconscient collectif. Remontant à la conscience, il faudra que les Occidentaux les distinguent soit comme d'authentiques valeurs spirituelles, soit pour des superstitions régressives et destructrices.

Comment ces civilisations qui renvoient l'ascenseur du colonialisme pourront-elles permettre aux acquis occidentaux de se régénérer? À première vue, les contacts risquent d'ouvrir sur des confrontations violentes, ainsi parmi les populations d'accueil, certaines mobilisées par les idéologues populistes et conspirationnistes du «Grand Remplacement» ou d'un retour à l'isolationnisme sur le mode trumpiste : «Qu'est-ce que l'immigration sinon l'implantation d'un territoire d'être d'une sensibilité différente, hétérogène à l'intérieur du bloc homogène de la laïcité républicaine? Ce qui dérange les Occidentaux, c'est que les immigrés ont un autre rythme d'existence, une autre perception de l'espace-temps, d'autres comportements empathiques. Et c'est parce que les civilisations non occidentales n'existent plus en tant que monde à part entière que les modes d'être qui les véhiculent s'infiltrent comme autant d'enclaves au-dedans de l'Occident et suscitent par là même des chevauchements de niveaux, des croisements plus ou moins féconds, des voisinages plus ou moins explosifs». D'autre part, des peuples migrants issus de cultures de l'«entre-deux» peuvent fort bien assimiler la modernité mais en cultivant la tendance schizophrénique propre à les conduire à des aberrations que Shayegan retrouve aussi bien à gauche avec le Sentier lumineux au Pérou, que nous, à droite, par le fanatisme islamique de Al-Qaïda et de Daesch. À une époque où l'intolérance des uns commande le repliement des autres, l'accouchement d'une civilisation d'un nouveau type devra surmonter des méfiances inouïes. Mais pour Shayegan, le défi apparaît moins insurmontable qu'il n'y paraît. Dans l'ensemble, on pourrait dire que ces interpénétrations de cultures et de civilisations suscitent des réactions diverses, aussi diversifiées qu'elles se situent à de multiples niveaux.

Si les Occidentaux, faisant fi de leurs réticences ethnocentriques, acceptent l'ouverture à l'altérité des valeurs, les non-Occidentaux happés par la modernité résistent et se défendent par une surenchère d'ethnocentrismes. Shayegan rapporte des faits recueillis par Daniel Lacorne, historien des États-Unis. Celui-ci cite l'exemple des africanistes qui, dans la ligne de Cheikh Anta Diop et de Martin Bernal, supposent que les Égyptiens furent des noirs et que la Grèce classique est toute héritière de la culture noire africaine, le tout sans preuves historiques et ne reculant devant les anachronismes; ainsi, cette affirmation qu'Aristote aurait mis le feu à la bibliothèque d'Alexandrie pour garder pour lui son savoir, bibliothèque, d'ailleurs, qui ne fut fondée seulement qu'après sa mort; ou encore, les Noirs d'Afrique auraient découvert l'Amérique avant Colomb! Ces mensonges, acceptés mêmes par les autorités universitaires américaines, sont des formes perverses de l'idéologie multiculturaliste, les intentions tenant lieu de connaissances scientifiques : «Entre reconnaître la valeur d'une culture, quels qu'en soient au demeurant son développement et ses soubassements, et proclamer, d'autre part, que sa valeur est grande et qu'elle est égale à toutes les autres, il y a un abîme. Le respect d'une culture – même "primitive" – et la reconnaissance explicite de sa contribution à la connaissance humaine ne la haussent pas ipso facto au niveau d'autres cultures qui, elles, à leur manière, dévoilent d'autres façons d'être, d'autres niveaux de pertinence. Tout ceci pour dire que l'égalité mathématique des cultures est un faux problème. Non seulement cette idée nie la spécificité de chacune d'entre elles et son propre mode de dévoilement, mais les nivelle toutes dans un amalgame où elles perdent pour ainsi dire leur arôme particulier».

L'essai de Daryush Shayegan est apparu avant l'éclosion du «wokisme», mais à une époque où le «politically correctness» faisait déjà ses ravages en tant que nouvelle forme de LTI (Lingua Tertii Imperii), la langue de la technocratie occidentale; il soulevait des problèmes qui depuis n'ont fait que se développer. Dans sa façon d'appliquer la métaphore du rhizome aux relations interculturelles, surtout à au moment où la virtualisation risque de vider définitivement l'Être de sa substance, Shayegan se tourne vers les grandes figures mystiques du passé qui «mettent en parallèle des concordances de vues stupéfiantes alors que tous les sépare : traditions historiques, religions concernées, distances géographiques. Ils représentent des aires culturelles situées à des époques différentes, à des endroits différents, mais du fait qu'ils bénéficient d'une homogénéité structurelle de l'expérience mystique, ils deviennent pour ainsi dire "historialement" contemporains». À cette résonance heideggerienne, on reconnaîtra que Shayegan situe la solution des contacts entre civilisations à un niveau ontologique. Au-delà des peuples qui se rencontrent physiquement, culturellement, il faut un lieu commun, un «hors-là» où loge l'âme occidentale expulsée par les derniers siècles de rationalisme froid, de matérialisme et de pragmatisme capitalistes.

Jean-Paul Coupal
8 décembre 2023  
 
 
LE ROI ARTHUR
 
Qui a vu l'exceptionnel film de John Boorman, Excalibur (1981), tiré de Le Morte d'Arthur (1485) de Thomas Malory, film habité par les plus grands acteurs britanniques de l'époque, connaît la richesse du mythe arthurien. Encore, le récit de Malory est tardif dans l'ensemble de la production littéraire (orale et écrite) de la légende, production qui remonterait au VIIe siècle. Malory et Boorman ont donc compilé des éléments de différentes versions de la légende, rassemblés les personnages, rappelés les gestes héroïques en un récit-synthèse habilement noué autour d'Arthur. Élément important : Boorman a tenu à «déchristianiser» la matière arthurienne dont les poètes du XIIe siècle l'avaient revêtue (ainsi dans la quête du Graal), pour la ramener à ses origines celtiques païennes.

Il y a une dizaine d'années, Martin Aurell publiait une somme intitulée La légende du roi Arthur (Perrin, col. Tempus). Cette étude relevait essentiellement de l'histoire littéraire. Aurell remontait aux plus anciens textes citant le nom d'Arthur (ou Artus) et descendait les siècles jusqu'au XIIIe, lorsque la forme romanesque dite «matière de Bretagne» se trouva complétée. C'était au temps de la Cortezia, de la «révolution courtoise» où les chants des troubadours venus d'Aquitaine et de Provence se métissaient aux romans en vers racontant les exploits de la chevalerie bretonne en Grande-Bretagne. Autour de la reine Aliénor d'Aquitaine, épouse du roi Henri II Plantagenêt, dans la langue latine puis française, l'Occident se dotait d'un imaginaire originel comparable au cycle homérique et à la tragédie grecque.

Le livre d'Amaury Chauou, qui fait l'objet de ce présent article, Le Roi Arthur, pose une problématique différente. Il s'interroge sur la réalité historique de ce personnage de légendes, car nous n'avons aucun témoignage d'une existence réelle d'Arthur. On en sait plus sur le Christ que sur lui, ce qui n'est pas peu dire. D'abord, il faut situer l'époque où les récits situent l'épopée d'Arthur : la période dite des Dark Ages, le haut Moyen Âge des Ve et VIe siècles de notre ère. Alors que Ravenne se développait sur la côte adriatique, l'Angleterre, elle, sortait de l'occupation romaine. Les îles britanniques étaient devenues des terres parcourues de peuples germaniques. Sept royaumes se partageaient l'espace insulaire (l'heptarchie). Les Saxons se montraient les plus vindicatifs opérant des razzias en Bretagne sur le continent, et les Bretons résistèrent à leurs attaques jusqu'à traverser en retour la Manche et envahir ce qui allait devenir la Grande-Bretagne (La Bretagne continentale, elle, resterait la Petite Bretagne armoricaine). De ces confrontations serait né le mythe d'Arthur. Pour les récits les plus primitifs mentionnant son nom, Arthur «est toujours un héros légendaire pan-celtique (ou plus précisément pan-britonique), un guerrier infatigable, bâti comme un géant, qui protège la Bretagne insulaire contre toutes sortes d'ennemis. Toujours associé à l'Autre Monde celtique, à la tête d'une petite troupe de héros surhumains, il écume les espaces sauvages, terrasse les monstres surnaturels et participe à des batailles d'anthologie...» Héros sûrement, mais pas encore roi.

Des récits racontant la violence des guerres entre Bretons et Anglo-Saxons, très peu soulignent la présence d'Arthur. C'est au XII
e siècle, avec la révolution courtoise qu'un poète, Geoffroy de Monmouth, synthétise la légende arthurienne à travers son Historia regum Britanniae. Comme le note Chauou, «un constat s'impose : Geoffroy de Monmouth compose son œuvre au XIIe siècle à partir de multiples sources, dont le De Excidio et Conquestu Britanniae, l'Historia Brittonum et les Annales Cambriæ : il fait d'Arthur un héros breton extraordinaire, un champion de la cause bretonne, alors qu'un tel homme n'apparaît pas forcément dans les sources textuelles du haut Moyen Âge mentionnant le nom d'Arthur ou relatives à l'effort de guerre anti-saxon». Chauou, qui nous invite à partager son enquête digne des meilleurs romans policiers, ne peut que tirer la conclusion qui s'impose : «La leçon des sources est donc riche de sens : on ne peut pas prouver l'historicité d'Arthur, non seulement parce qu'aucune source contemporaine ne témoigne directement de ses hauts faits, mais aussi parce que les rares sources à teneur apparemment historique ne sont pas fiables. L'Historia Brittonum emprunte à des sources anglaises, mais aussi irlandaises pour rapprocher les Bretons des Anglo-Saxons, en soulignant la communauté de foi». Mais ce constat d'échec ne clos pas le livre, il ne fait que relancer le questionnement : d'où vient donc que ces bribes héroïques d'un puissant combattant se soient transformées en un récit touffu de gestes merveilleux et d'une cour chevaleresque unie autour de son roi, à l'exemple des apôtres autour du Christ à la Cène?

La révolution courtoise, avons-nous mentionné, est un événement du XIIe siècle et Geoffroy de Monmouth appartient à cette renaissance culturelle occidentale. L'Angleterre sortait à peine de la conquête normande menée par Guillaume le Conquérant et dont la dynastie normande avait été vite remplacée par la dynastie angevine, donc française, des Plantagenêts. Cette nouvelle dynastie devait pacifier les îles britanniques, s'imposer aux peuples anglo-saxons vaincus qui se faisaient la guerre au temps où Arthur aurait envahi l'île. Dès lors, on devine l'intérêt politique que prennent les récits arthuriens dans la constitution d'une épopée «nationale» anglaise.

Car tel est l'argument dominant de Chauou : Un «peuple se constitue de tous ceux qui descendent des mêmes lignages, partagent la même mémoire communautaire, vivent sur les mêmes terres et, bien sûr, pratiquent la même langue et le même culte religieux. Or, au XIe siècle, Anglo-Saxons et Normands ne relèvent pas de la même communauté d'origine, leur mémoire est bien distincte, ils ne se comprennent pas sur le plan langagier et obéissent à des organisations sociales différentes. Mais il revient précisément à Geoffroy de Monmouth, suivi en cela par Wace, d'avoir fait d'Arthur plus qu'un personnage historique, un véritable mythe, subsumant toutes les différences politiques, sociales et culturelles qui régnaient en Grande-Bretagne, du fait des conditions de peuplement de l'île». Qu'importe finalement l'historicité ou non d'Arthur, il est devenu «historique» à partir du moment où il s'est imposé comme un agent d'unification nationale et porteur des valeurs aristocratiques pan-européennes.

Bien entendu, Geoffrey de Monmouth a bénéficié d'une vaste littérature orale et des récits à la limite du mythe et de l'histoire pour composer son roman versifié : «À partir d'une vieille matrice en circulation dans les îles Britanniques depuis le haut Moyen Âge, une cristallisation se produisit... en Angleterre au milieu du XIIe siècle. Dans des pages inoubliables, Geoffroy de Monmouth a immortalisé un Arthur chef de guerre et bourreau des Saxons, tandis que Wace, quelques années plus tard, a corrigé cette image en conférant au roi une dimension plus courtoise grâce à l'invention de la Table Ronde. Désormais, le public aristocratique anglo-normand va se passionner pour les aventures du glorieux roi et celles des chevaliers réunis à sa cour (Lancelot, Gauvain, Perceval, etc.). Le mouvement va s'élargir géographiquement via le talent de plusieurs autres poètes du temps». D'un côté, les légendes arthuriennes, en assimilant l'action politique des Plantagenêts à la geste bretonne, condensaient les deux conquêtes en une seule, celle actuelle de la dynastie angevine. D'autre part, la brutalité de la geste arthurienne se voyait «civilisée» par la courtoisie qui était l'idéologie de la culture de l'aristocratie, aussi bien en France qu'en Angleterre. Le roi Arthur, ce héros fuyant du Ve siècle, devenait roi féodal au XIIe. Comme le souligne Chauou : «Sous couvert de la prestigieuse histoire bretonne, à laquelle il convient que les conquérants normands soient familiarisés, c'est donc un véritable phénomène de civilisation qui se met en marche, et les nouveaux souverains d'Angleterre pratiquent une instrumentalisation politique grâce à la plasticité des interprétations possibles du thème arthurien».

Telle est la thèse essentielle de l'historien : Les Anglo-Normands «se montrèrent sensibles à la mise en scène de l'Histoire des rois de Bretagne parce qu'ils pouvaient se projeter dans cette histoire britannique faite de plaies et de bosses. C'est donc le coup de génie de Geoffroy de Monmouth que d'avoir su broder en créant une œuvre de fiction valorisante pour la monarchie insulaire, aux colorations guerrières, dotée de suffisamment de souffle pour séduire et captiver un public en quête de reconnaissance et de légitimité face à l'aura de la dynastie royale française». Car par sa rédaction originale en français, la «matière de Bretagne», avec tous ses récits y compris le plus important, celui de Tristan et Iseut, dépassa rapidement l'insularité britannique pour être acceptée par la cour de France : «Sur le Continent, la saga arthurienne a pris des couleurs supplémentaires grâce à Chrétien de Troyes, romancier à succès dont le travail s'est étalé des années 1160 aux environs de 1190 à la cour de Marie de Champagne, fille du roi de France Louis VII, puis à la cour de Philippe d'Alsace, comte de Flandre. C'est notamment lui le responsable de la diffusion internationale de cette "matière de Bretagne" qui, à côté de la "matière de Rome" et de la "matière de France"*, va capter un public inconditionnel jusqu'à la fin du Moyen Âge». Les récits furent même repris et traduits en allemands par Gottfried von Strassburg.

À la fin du Moyen Âge, au moment où Thomas Malory mettait la dernière touche à sa Morte d'Arthur (1485), Henri VII Tudor débarquait en Angleterre et le roi Richard III était tué à la bataille de Bosworth. C'était la fin de la guerre civile dite des Deux-Roses et la nouvelle dynastie menée par un roi prudent et économe allait réaliser le rêve pacificateur de la légende arthurienne. En hommage, le nouveau roi prénomma son fils aîné Arthur.

* Pensons ici au cycle carolingien avec la chanson de Roland.

Jean-Paul Coupal
11 décembre 2023  
 
 
HISTOIRE NATURELLE DE L'ARCHITECTURE
 
L'Histoire naturelle de l'architecture Comment le climat, les épidémies et l'énergie ont façonné la ville et les bâtiments, de l'architecte Philippe Rahm est, comme il est rappelé, l'adaptation de sa thèse accompagnée par l'exposition éponyme produite par le Pavillon de l'Arsenal en 2020. Rahm est architecte, et c'est donc en architecte qu'il aborde l'histoire de sa profession, ce qui appelle à ses yeux briser avec les conceptions héritées du post-modernisme qui ne voyait dans l'architecture qu'approches culturelles et symboliques pour revenir aux sources puisées chez les grands architectes du passé, le Romain Vitruve (1er s. av. notre ère) et Léon Battista Alberti (1404-1472).

Comment présenter ce retour à un lointain passé comme une «révolution dans l'histoire de l'architecture»? Tout le paradoxe de la démarche de Rahm réside dans la fonction essentiellement adaptative qu'il prête à l'architecture plutôt qu'à sa fonction sociale ou esthétique : «Fondée autant sur l'humain que sur le non-humain, cette "Histoire naturelle de l'architecture" propose une nouvelle analyse des grandes périodes stylistiques de l'histoire de l'architecture pour en comprendre les raisons, en deçà de l'esthétique, du culturel et du politique. Elle participe ainsi à la relecture générale de l'histoire en cours aujourd'hui dans les sciences humaines, liée au développement récent de l'histoire environnementale et au renouveau d'une pensée critique qui intègre désormais l'écologie dans son corpus argumentaire». Ce parti pris «naturaliste» de l'auteur, opposé au parti pris «culturaliste» de ses prédécesseurs immédiats, le ramène à une conception matérialiste de l'histoire qui n'est pas pour autant marxiste mais plutôt libéral. C'est à l'entreprise individualiste et non socialiste que Rahm attend la réalisation de ses propositions visant à adapter l'architecture nouvelle aux conditions naturelles futures – par ses concepts et ses matériaux -, tenant compte des trois défis posés par les conditions naturelles du XXIe siècle : le climat (le réchauffement climatique), les épidémies (l'obsession du Covid-19) et l'énergie (l'utilisation des énergies fossiles, la diminution des émissions de CO₂).

La position de Rahm apparaît relever du «gros bon sens» (comme dirait l'autre) : «Pour connaître l'origine de l'architecture, nous devons revenir à notre condition "homéotherme", cette nécessité que l'être humain a de devoir maintenir la température de son corps à 37 °C. Si l'architecture existe, il faut en rendre responsables les enzymes nécessaires aux réactions biochimiques du métabolisme humain. Présentes par milliards dans notre corps, ces molécules ne peuvent fonctionner qu'à une température comprise entre 35,5 et 37,6 °C. L'être humain doit garder une température corporelle constante, indépendamment de la température extérieure. Pour cela, il compose entre les moyens internes à son corps que sont les différents mécanismes de thermorégulation (vasodilatation, sudation, contractions musculaires, sécrétion des catécholamines) et les moyens externes que sont, entre autres, l'alimentation, l'habillement, la migration ou l'architecture. Cette dernière n'est donc pas seulement une construction sociale et culturelle, elle entre avant tout dans la gamme des moyens physiologiques pour maintenir notre température corporelle à 37 °C. En effet, lorsque l'on dit avoir trop froid, ou trop chaud, on évoque une cause extérieure à notre corps, et l'on tente alors de rendre habitable et confortable le climat extérieur inadéquat en le corrigeant par différentes actions, naturelles ou culturelles, microscopiques ou macroscopiques, biochimiques ou météorologiques, alimentaires ou urbanistiques. C'est là que se trouve la mission première de l'architecture, cette dernière pouvant ainsi être considérée comme une forme amplifiée, exogène et artificielle des mécanismes thermorégulateurs corporels. L'architecte romain Vitruve écrit ainsi au Ier siècle av. J.-C. : "Le feu et le rassemblement des hommes auprès de lui pour se réchauffer est à l'origine de l'architecture"».

Pourrions-nous dire que c'est là l'évidence même? Comme tout objet est prolongement de nos membres, il va de soi que l'habitat est un prolongement de notre état corporel. Cette vérité aurait été oubliée selon notre auteur : «Paradoxalement, l'architecte dessine le visible (qui met l'accent sur l'esthétique) et non pas l'espace (qui met l'accent sur le climatique, les pleins – qui correspondent aux murs et n'ont donc d'autre intérêt que celui d'enfermer l'air – et non les vides, qui devraient être les cibles ultimes de l'architecture». De même que notre peau est le premier tégument qui isole notre corps du monde extérieur, les premiers habitats ont été construits en tissus, dans des zones au climat idéal pour une espèce dont la température corporelle était de 37 °C. Le bois, la brique, la pierre et le verre sont venus après, dans le prolongement du tissus des premières tentes.


La climatisation des bâtiments s'est également faite en fonction de la température corporelle des humains. Comment l'accroître dans les moments où la température extérieure se refroidit. En relisant des historiens négligés par les postmodernistes – Braudel, Duby, Gimpel -, Rahm explique comment grâce à la consommation des légumineuses, les Européens de l'an mil ont accru l'énergie corporelle qui leur a permis une meilleure croissance et acquérir de la force musculaire : «Surnommées en France la "viande du pauvre", les légumineuses sont recommandées par l'Église en temps de Carême. Le philosophe italien Umberto Eco ira jusqu'à dire..., que les petits pois ont sauvé la civilisation et sont responsables de l'éclosion de l'art et de la grandeur de la culture occidentale à partir du Xe siècle jusqu'à aujourd'hui». Et de préciser : «Les protéines végétales auraient ainsi donné aux humains et aux animaux la force physique d'extraire, de transporter et d'élever des pierres pour construire les cathédrales, mais aussi les hospices, les maisons de guildes, et, bien sûr, les châteaux et forteresses : "En l'espace de trois siècles, de 1050 à 1350, la France a extrait plusieurs tonnes de pierre pour bâtir 80 cathédrales, 500 grandes églises et quelques dizaines de milliers d'églises paroissiales", précise l'historien Jean Gimpel». Les chefs-d'œuvres de l'art gothique reposeraient ainsi sur la consommation de petits pois! Tel est l'esprit dans lequel Rahm fonde son «histoire naturelle de l'architecture», toute exigence esthétique, spirituel ou militaire est exclu.

Ce refus est particulièrement développé lorsqu'il entend déconstruire l'adage qui veut que le baron Haussmann aurait voulu élargir les rues de Paris afin d'éviter que ne se reconstituassent les barricades des émeutiers. Le seul intérêt avoué du baron était, selon les théories urbaines de l'époque, entretenir la circulation de l'air afin de purger la capitale de ses miasmes et de ses fièvres contagieuses. Rahm a raison et la biographie d'Haussmann (celle de Lameyre par exemple) ne mentionne effectivement pas ce mythistoire. Or, ce mythe semble apparaître dans la littérature réactionnaire critique de l'œuvre d'Haussmann, en particulier chez ceux qui voyaient disparaître les quartiers les plus anciens de la capitale. Dubech et D'Espezel, dans leur Histoire de Paris de 1926, écrivaient ainsi :

«Un gouvernement qui voulait vivre ne pouvait pas ne pas tenir compte des leçons dictées par les perpétuelles émeutes du XIXe siècle. Aux journées de juin, on avait encore vu combien les casernes étaient faciles à isoler : celle de Reuilly avait été bloquée pendant deux jours. Pour comprendre de quel poids ont pesé les conceptions stratégiques, il suffit de jeter les yeux sur un plan du Paris nouveau, d'y voir les enfilades de la rue de Rivoli, des boulevards de Strasbourg, de Sébastopol, du Prince Eugène, des voies nouvelles sur la montagne Sainte-Geneviève, la disposition des casernes du Prince Eugène, de la Cité, Napoléon. Un homme eut l'intelligence de le comprendre : dans les Odeurs de Paris, Louis Veuillot écrivait : "Il y a aussi la caserne du Prince Eugène, qui est une belle caserne, et le boulevard met la caserne en communication large et directe avec le château de Vincennes, qui n'est pas un petit château. Vincennes est à un bout, la caserne à l'autre, longeant par une autre face le boulevard qui mène à la place de l'ancienne Bastille. Car c'est une caserne carrée, pouvant contenir quelques milliers d'hommes, qui peuvent faire feu sur quatre voies : deux feux croisés. Ce serait un coin dangereux pour les idées subversives qui voudraient passer par là"».

«Les "Mémoires" d'Haussmann sont venus montrer à quel point Veuillot avait vu juste : parlant du percement du boulevard de Sébastopol, Haussmann écrit : "C'était l'effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades"; et il ajoute : "L'achèvement ultérieur de la rue de Turbigo fit disparaître la rue Transnonain* de la carte de Paris". Enfin, quand il annonce à Napoléon qu'il est possible d'abaisser le plan d'eau du canal Saint-Martin et de le couvrir pour faire passer le boulevard de la Reine Hortense (Richard Lenoir**) : "J'ai rarement vu mon auguste souverain enthousiasmé. Cette fois, il le fut avec réserve, tant il attachait de prix, dans un intérêt d'ordre public, au travail par lequel je proposais de faire disparaître l'obstacle permanent dont le plan d'eau, trop élevé, du bief du canal, menaçait l'établissement à plein voyant d'un bout à l'autre, de la ligne magistrale d'où l'on pourrait, au besoin, prendre à revers tout le faubourg Saint-Antoine". Encore une notion nouvelle : la stratégie contre-révolutionnaire» (pp. 405-406).

L'affaire concernait sans doute plus Napoléon III que son préfet pour qui «la nouvelle croisée de Paris – celle d'Haussmann – relie les quatre points cardinaux : de la place de l'Étoile à la place de la Bastille par les Champs-Élysées et la rue de Rivoli, de la gare de l'Est au quartier latin par les boulevards de Strasbourg, Sébastopol et Saint-Michel... Ainsi, cette nouvelle grande croisée, adaptée à la vie moderne, mettait en relations rapides les limites extrêmes de la capitale». (Lemeyre, Flammarion, 1958, p. 100). Nul appesantissement sur les émeutes.

Rahm considère que la vie facile des Trente glorieuses (1945-1975) a fait oublier les raisons profondes de l'urbanisation et de l'architecture. L'hygiénisme qui commandait les architectes bourgeois du XIXe siècle revient, cette fois-ci commandée par l'épidémie de Covid-19 : «Aujourd'hui, face au réchauffement climatique et à la pandémie du coronavirus, cette extraordinaire mais courte période de l'histoire pendant laquelle l'être humain a globalement peu souffert du froid ou de la faim, et savait soigner de nombreux maux, semble derrière nous. Le pittoresque masque de la peste vénitien resurgit sous la forme du masque jetable FFP2, qui permet de protéger nos voies respiratoires d'une possible transmission du virus. Vivement décrié depuis soixante-dix ans, l'hygiénisme réapparaît, avec les injonctions à se laver les mains, comme au XIXe siècle, afin de désactiver les bactéries et les virus susceptibles de nous contaminer par contact avec le nez et/ou la bouche. Des études sont publiées sur une possible diffusion du Covid-19 par les particules fines PM2.5 et PM10 – ce qui expliquerait l'importance du nombre de cas détectés dans une ville polluée comme Milan. La crise sanitaire de 2020-2021 nous fait certainement mieux comprendre les visées des hommes politiques, des urbanistes et des architectes du XIXe siècle quand ils construisaient la ville moderne».

De même, c'est dans l'aménagement urbain comme dans les nouvelles structures en bâtiment que la civilisation pourra affronter le défi des changements climatiques auquel l'auteur donne en conclusion ses recommandations expresses, rappelant comment «c'est précisément aux aléas du ciel que répondent les inventions de la pompe hydraulique, du radiateur, de l'éclairage électrique, de l'air conditionné, du réfrigérateur, ainsi que leur perfectionnement jusqu'aux années 1950. Conditionner l'air, c'est transformer le ciel et l'atmosphère, c'est modifier la météorologie et le climat. Allumer une ampoule, c'est faire apparaître le soleil durant la nuit. Ouvrir un robinet d'eau, c'est faire pleuvoir un ciel sans nuages. Brancher un ventilateur, c'est faire se lever le vent dans un ciel calme». La vocation de l'architecture contemporaine n'a donc rien d'étranger à ce qu'elle était aux origines de l'histoire, sinon que «l'urgence est aujourd'hui principalement celle-ci : dépasser la dépendance aux énergies fossiles, réduire les émissions de gaz carbonique, et contrer les canicules et la pollution de l'air».

Malgré ce rappel à l'essentiel, Rahm rejette trop facilement du revers de la main l'idée que les humains s'aménagent des lieux d'habitation, et non seulement pour retrouver le confort lié à la température de leur corps. Une fois la zone de confort définie, il est rare qu'on ne veuille pas la modifier à notre goût, d'où qu'il ne faut pas écarter trop vite les ajustements culturels, symboliques ou esthétiques qui peuvent parfois paraître un contre-sens à la fonction première de l'architecture. Plutôt donc que de les exclure, comme le fait un peu trop rapidement à ce qu'il me semble Philippe Rahm, il serait bon de considérer, «quand on ne parle plus de perspective pointant sur une statue de Louis XIV ou un obélisque, mais de brise urbaine qui rafraîchit et évacue les particules fines polluantes», comme raison première de l'architecture, qu'on puisse dire, aussi, que rien n'empêche «qu'une statue de Louis XIV ou un obélisque» se situent dans la voie qui conduit la «brise urbaine qui rafraîchit et évacue les particules fines polluantes».

* rue Transnonain, lieu d'un effroyable massacre policier en 1834 et illustré par Daumier.
** Boulevard Richard Lenoir... où réside Maigret.

Jean-Paul Coupal
19 décembre 2023  
 
 
LE RÉFLEXE FÉODAL
 
L'ouvrage récemment paru de Réal Houde, Le réflexe féodal Concentration et transmission du pouvoir au Canada français, aborde une problématique intrigante qui remet en question toutes les prétentions démocratiques des Canadiens français.

Il faut prendre le titre au pied de la lettre. Il s'agit bien d'un réflexe, c'est-à-dire d'abord d'un acte automatique, irréfléchi, mais qui devient avec les générations une stratégie que Houde qualifie de féodale : «la concentration du pouvoir par la concentration familiale». Pour démontrer sa thèse, l'auteur a épluché les données généalogiques disponibles d'où sort une pyramide patrilinéaire où les aînés reprenaient le prénom du père et assuraient par leurs unions matrimoniales l'extension du pouvoir politique du clan. «Cette étude porte sur l'accession, l'exercice, le maintien, la concentration et la transmission du pouvoir au Canada français», nous dit d'emblée Houde : «...nous proposons l'expression "réflexe féodal" au lieu de "pyramide" ou "hiérarchique" comme titre de notre théorie sur la concentration et la transmission du pouvoir au Canada français. Nous soumettons l'hypothèse que l'héritage féodal européen (France et Angleterre) a marqué les esprits, avec des caractéristiques communes remarquables, comme un "allant de soi" évident [le réflexe] – malgré des réformes politiques – au cœur de l'habitus socioreligieux et politique canadien-français d'avant la "Révolution tranquille"».

Chercher les origines de ce réflexe féodal entraîne l'auteur jusqu'aux origines du Régime français : «Nous limitons la portée de cette étude en insistant sur les réseaux familiaux et politiques de Canadiens français qui ont exercé les plus hautes fonctions politiques et religieuses depuis la création du Canada (1867) jusqu'en 1940, et durant la période de turbulences (1940-1959) menant aux portes de ce que l'on nomme la "Révolution tranquille" (après 1960). Toutefois, aux fins d'analyse de certains clans familiaux et politiques, nous avons parfois dû remonter aux débuts de la Nouvelle-France ou à la création du système parlementaire (1791-1792)». En fait, bien des observations généalogiques dépassent la limite de 1959 pour se prolonger parmi le personnel politique du second XXe siècle. Houde laisse ainsi supposer que la société québécoise n'en aurait pas vraiment fini avec cet atavisme.

Ce dépouillement généalogique est un véritable travail de bénédictin. Houde nous promène d'un clan à un autre, glissant, surfant sur les registres paroissiaux de naissances, de mariages et de décès. Lorsqu'il s'arrête sur un nom, il le rappel à partir d'une mention puisée dans le Dictionnaire biographique, celui des Parlementaires du Québec depuis 1791 ou quelques notes historiques glanées ici ou là. «Les données généalogiques provenant de sources primaires et les références historiques provenant de sources secondaires, officielles et/ou reconnues, serviront d'abord à démontrer certaines caractéristiques de la théorie du réflexe féodal au Canada français, soit :
1) la primogéniture masculine;
2) la discrimination généalogique comme outil pour accéder et se maintenir au pouvoir;
3) le mariage stratégique permettant la concentration et la transmission du pouvoir, notamment par l'usage de l'union consanguine ou le mariage interreligieux;
4) le caractère grégaire de la société canadienne-française».

Devant l'ampleur de sa cueillette, Houde a eu l'intelligence d'établir une organisation sans laquelle il aurait été difficile de saisir toute l'intelligibilité de l'exercice : «Parmi les clans familiaux et politiques présentés, quatre ont exercé le pouvoir de manière constante de la période de la Nouvelle-France jusqu'au Canada de 1867 (et ses suites) en passant par la Conquête et la fin de la tenure seigneuriale. Il s'agit des clans familiaux et politiques Boucher de Boucherville, Chartier de Lotbinière, Taschereau et, dans un cadre militaire, les Irumberry de Salaberry, dont les patronymes sont connus et les noms répandus dans la toponymie».

Ainsi, d'un clan l'autre, on retrouve leurs membres qui s'échangent des alliances à la fois matrimoniales et politiques. Chacun s'insinue chez le clan voisin, ouvrant la porte à d'autres clans venus plus tardivement ou de régions plus éloignées des grands centres. À la fin, on ne peut que constater que le système tourne en rond, cherchant toujours à se forclore tout en s'étendant. (Par exemple, la pratique des unions interreligieuses, «(non conseillée pour le peuple) était fort répandue chez les élites». Aux quatre clans principaux, d'autres familles sont happées dans le jeu des mariages et des cousinages. La pyramide patrilinéaire devient carrément patriarcale, d'abord par l'exclusion des femmes (sauf dans la seconde moitié du XXe siècle, avec des personnalités comme Thérèse Casgrain ou Louise Beaudoin); ensuite par le recours à des jeunes filles mineures pour conclure des ententes stratégiques. Houde ne cesse d'énumérer les cas de «consolidation du clan familial et politique par l'utilisation du mariage et de la dispense de consanguinité – avec la complicité de l'institution religieuse – pour arriver à cette fin». Dès l'époque de la Nouvelle-France, les mariages consanguins frôlaient l'inceste et tout au long du XIXe siècle, les partis n'ont cessé de recourir à des dispenses levant l'interdit des mariages entre degrés rapprochés. Et la chose se pratiquait autant dans le milieu anglophone (chez les Molson par exemple) que francophone. On sent une certaine amertume lorsque l'auteur s'interroge : «Comment un juge issu de consanguins pouvait-il condamner la pratique des unions consanguines? Ce qu'on a nommé la "grande noirceur", n'est-ce pas cette collusion entre les pouvoirs politique, juridique, économique, militaire et religieux?».

Évidemment, on peut s'interroger sur la validité de qualifier de féodal le type de liens qui s'est structuré au cours des siècles au Canada français. La féodalité est une structure de pouvoirs qui s'est développée au Moyen Âge et s'est étiolée jusqu'à la fin du XIXe siècle. Elle est apparue en Europe à l'époque carolingienne (IXe-Xe siècles) lorsque des guerriers francs se mobilisèrent pour résister aux pillages qui accompagnaient les invasions, normandes dans le nord de l'Europe de l'Ouest et musulmanes dans le Sud. Une fois les dangers écartés, ces combattants, opérant comme nos actuels maffieux, imposèrent leur protection aux paysans qu'ils fixèrent sur leurs terres, les contraignant à payer des rentes et des dîmes en nature ou en argent. À partir du XIIe siècle, la féodalité était devenue le féodalisme, c'est-à-dire un système d'exploitation par le travail et de la plus-value formalisé par le droit où le seigneur des terres disposait du surplus de la production de ses serfs, serfs qui portèrent le nom de censitaires en Nouvelle-France.

À ses origines, la Nouvelle-France reproduisait le climat dans lequel la féodalité était apparue en Europe au IX
e siècle. Les premiers colons, devant la menace autochtone, tenaient d'une main la charrue et de l'autre le fusil dans le but d'écarter les attaques ennemies. Lorsque la colonie passa sous administration royale, la volonté de Louis XIV de recréer une France d'Ancien Régime en Amérique l'amena à distribuer des titres de noblesse aux seigneurs de la colonie. D'un Pierre Boucher par exemple, gouverneur des Trois-Rivières, devait descendre une longue flopée de politiciens et d'hommes d'influence dont l'un finit Premier ministre du Québec. Aux officiers du régiment de Carignan qui s'établirent dans la colonie et se convertirent à la tenure des terres, des titres furent également distribués. Après la Paix de Montréal (1701), la fonction militaire s'effaçant, le régime seigneurial continua de se répandre, mais le coût d'entretien des seigneuries s'alourdit et les intérêts des seigneurs se tournèrent davantage vers le commerce et l'industrie plus rentables. Selon Houde, «on se rend compte rapidement qu'une version originale de la féodalité européenne a été créée sur le territoire du Québec. Loin de la mère patrie française, on peut constater que certaines familles ont pris une place prépondérante dans le développement de la Nouvelle-France et, par la suite, de la société canadienne-française à l'intérieur du système britannique. On parle ici de l'organisation hiérarchique, voire pyramidale et exclusive, de la société en fonction de l'honorabilité de ses membres et de la dimension historique de la place sociale attribuée à chaque personne et à chaque groupe de personnes. Il s'agissait d'organiser la société en clans familiaux et politiques – distribués de manière régionale – sur une longue période, de façon quasi permanente, assurant la pérennité du modèle. L'honorabilité était fonction de la place conférée dans l'organigramme des pouvoirs et des privilèges. Il s'agit d'une discrimination systémique et généalogique basée sur le rang social». Ainsi, «le système féodal français ayant eu cours en Nouvelle-France, via le système seigneurial, repose sur des distinctions, qui traversent le temps, qui caractérisent le réflexe féodal».

Lorsqu'on a fini de suivre les échanges claniques sur les 600 pages du livre, on ressort avec un pénible sentiment que, dans un index à la fin d'une Histoire du Québec, près de 90% des noms seraient liés les uns aux autres par des liens de familles! La consanguinité cesse d'être une exception folklorique pour devenir une structure – un habitus, pour reprendre le mot que Houde emprunte à Pierre Bourdieu -, qui se poursuit par un népotisme quasi officialisé à travers les pratiques politiques et bureaucratiques. Si la faible démographie de la population à l'époque de la Nouvelle-France et la nécessité de conserver la concentration des richesses et des pouvoirs afin d'assurer la fameuse «survivance» de l'ethnie canadienne-française expliquent cette trame, on ne peut s'empêcher de la regarder comme une tare. D'un autre côté, si on refuse le sentiment dramatique de Houde, il est possible d'atténuer l'impression négative en se disant que, comme l'appelait si bien pour les Français le romancier Maurice Druon, qu'il ne s'agissait là que de «grandes familles» issues d'une «grande bourgeoisie d'affaires alliée à une aristocratie décadente». Moins romancier que généalogiste, Houde y voit surtout un cumul de travail, de professions, de postes, de titres sans fin exigeant une formidable dépense d'énergie chez ces bourgeois féodaux qui luttent, précisément, pour ne pas disparaître.

Plus pertinent dans son long exposé généalogique – les passionnés de généalogie s'y retrouveront – que par ses observations historiques (par exemple, lorsque Houde souligne à propos de Charles Eugène Boucher de Boucherville, baptisé «Charles Eugène Napoléon...», que «le prénom "Napoléon" fut très populaire durant la deuxième moitié du 19e siècle au Québec, probablement en référence à Napoléon III, empereur des Français», il lui échappe que ledit Napoléon Boucher de Boucherville était né ...le 6 mai 1822, donc bien avant le règne de Napoléon III. Pourquoi les Canadiens français auraient-ils été plus séduits par Louis-Napoléon que par le premier Bonaparte, dont la province du Bas-Canada avait adopté le Code civil? Par contre, l'auteur n'est pas dupe des dangers d'une interprétation qui verrait dans la féodalité québécoise autre chose qu'un réflexe lié à la condition obsidionale d'une population qui tentait, aussi bien par ses alliances anglophones que par son repli sur elle-même, de conjurer les menaces. Parlant d'une lignée commune des Caron, «ce serait grotesque d'affirmer que Louis Alexandre Taschereau et Maurice Le Noblet Duplessis auraient été de mèche pour diriger le Québec dans des directions divergentes à plus d'une reprise, tout comme ce serait loufoque de prétendre que Jean Lesage et Jacques Ferron aient pu partager une vision politique commune. Toutefois, les liens généalogiques sont bien présents et la descendance Caron a été au pouvoir durant plusieurs décennies du 20e siècle. Il s'agit là d'un fait indéniable et prouvé». Cela nous ramène au fantasme que pouvait représenter ces liens féodaux davantage qu'à leur pertinence politique, surtout à partir du XXe siècle. Jusqu'à quel point le fantasme féodal n'est-il pas devenu rien de plus que ça, un fantasme? Comme le jeune Maurice Duplessis s'imaginant que par son nom – Duplessis -, il appartenait à la filiation du cardinal de Richelieu? Moins la concentration familiale se mit à signifier une transmission du pouvoir, plus le fantasme de la féodalité s'est développé, faisant de chaque Québécois un porteur de sang bleu (plus que de sang autochtone).

En 1966, Camille Laurin, qui n'était encore que psychiatre et psychanalyste, publiait un texte, «Autorité et personnalité au Canada français» dans un recueil dirigé par F. Dumont et J.-P. Montminy. Le pouvoir dans la société canadienne-française. Ce texte permet d'éclairer un aspect rapidement traité par Houde. Ce qui est visible plusieurs fois par page mais ne saute jamais aux yeux, c'est que tous les documents généalogiques, comme il se devait à l'époque, sont rédigés par des curés ou des clercs d'Église : extraits de naissance, publications des bans, actes de décès; toutes les signatures de la féodalité canadienne-française suivent celle du curé. Il officialise non seulement les documents, mais il prépare les ouailles, les conseille, les informe autant qu'il accepte les entorses au droit canon. Le réflexe ici n'est pas celui des «grandes familles» mais bien de la féodalité cléricale, la seule qui soit en autorité jusqu'à la Révolution tranquille, lorsque s'interrompt l'enquête de Houde.

Laurin invite à soumettre à un regard clinique cette société commandée par un réflexe (inconscient) féodal. «Les sujets dont [la clinique] a à connaître se présentent cependant dans leur totalité. Ils décrivent leurs activités mais aussi les modèles dont elles s'inspirent et les valeurs qu'elles visent. Ils ont des idées, des opinions, une conception du monde, des idéaux qui participent d'une philosophie bien déterminée, bien qu'ils ne peuvent pas toujours expliquer d'où celle-ci leur vient ni comment ils l'ont acquise. Le clinicien ne tarde pas à s'apercevoir que certaines de ces idées, conceptions et normes, ont une valeur déterminante pour le comportement, qu'il lui faut les connaître s'il veut comprendre et guérir». C'était déjà analyser la féodalité décrite par Houde. Scrutant le compte rendu de la «Semaine sociale du Canada» de 1927, où une brillante brochette issue du haut-clergé s'adressait à son auditoire, Laurin rappelle que «dans son allocution d'ouverture, Mgr Rouleau s'écrie : "Dieu, voilà la source de l'autorité! L'autorité descend d'en haut pour aller en bas; elle ne monte pas d'en bas pour s'établir en haut... Quelle que soit la forme concrète des gouvernements humains, le pouvoir vient de Dieu..."» C'était affirmer bien fort les sources morales et idéologiques du fameux réflexe féodal. Et Mgr Pâquet : «Ce qu'il faut refuser d'admettre, c'est que le peuple soit lui-même souverain, et que, en choisissant les membres d'une assemblée législative, il leur délègue la faculté de gouverner», ce qui était un travestissement du principe démocratique.

Certes, le clergé devait bien admettre que la Province de Québec n'était plus sous l'autorité d'une monarchie absolue mais d'une monarchie parlementaire où la population avait son mot à dire. Il fallait bien tordre le principe pour laisser supposer que le pouvoir électoral ramenait l'autorité divine dans le choix du scrutin. Il fallait, coûte que coûte, maintenir ce «haut» de la société duquel émanait tout pouvoir. Les détenteurs aristocratiques n'agissaient pas tant par mégalomanie qu'en vue de résoudre une contradiction née de l'impact de la modernité sur la tradition issue de la féodalité d'Ancien Régime : «Ces clercs, écrit encore Laurin, sont aussi des membres de cette fière communauté française que la conquête a séparée de son tronc, qui a été humiliée, appauvrie et blessée, qui a vu ses nouveaux maîtres anglais la submerger de ses richesses sans cesse accrues. Pour pallier ces pertes et cette dévalorisation, pour se donner le courage de ne pas mourir, de survivre et de progresser, il fallait à cette collectivité des valeurs de rechange. Pour ne pas gaspiller les forces disponibles et les utiliser au mieux, il fallait à cette poussière de déshérités une autorité qui les regroupe, les rassure, leur donne ses mots d'ordre, réprime leurs instincts hédonistes et ordonne leurs destins individuels au tout commun. Or, il se trouvait que tous les membres de cette communauté adhéraient à une religion qui avait développé ce qu'il y avait de meilleur dans l'homme et appartenaient à une Église dont les cadres constituaient la seule élite qui fût restée sur place. Sur le plan de la psychologie collective, l'Église apparaissait donc comme la meilleure valeur de rechange et la seule force répressive et directrice possible. Elle ne put qu'assumer cette double fonction, tout en continuant à poursuivre ses fins proprement spirituelles. Le sacré et le profane devaient incidemment s'en trouver pour longtemps embrouillés ou confondus». Ce que confirme l'étude généalogique de Réal Houde.

Jean-Paul Coupal
28 décembre 2023  
 
 
APRÈS LE CHANGEMENT CLIMATIQUE, PENSER L'HISTOIRE
 
On parle de plus en plus qu'une «fatigue climatique» s'installerait en Occident, inhibant tout discours sur le réchauffement climatique. Il est vrai que les institutions scientifiques en parlent depuis plus de trente ans à travers différents cénacles universitaires ou liés à l'ONU. On y parle des effets néfastes sur l'environnement de l'utilisation de combustibles fossiles autant de la part de l'industrie que de la consommation individuelle. Après la sonnerie d'alarme, voilà maintenant qu'on hausse les épaules. Même le très écologiste ministre de l'environnement du Canada, Steven Guilbault, aurait avoué qu'on a exagéré la «peur» climatique!

Les Américains sont sans doute les plus allergiques au discours climatique. Pourtant, chaque année, le nombre de catastrophes qui s'acharnent sur leurs populations, se faisant de plus en plus violentes et destructrices, devrait faire réfléchir : ouragans qui ravagent les côtes; tornades qui rasent les prairies; assèchement des rivières et des lacs d'où est puisée l'eau potable; incendies qui ravagent des kilomètres de forêts; inondations qui noient les villes et les champs. Malgré tout, les attitudes de déni bloquent le changement des habitudes. Entre l'inaction criminelle des États et l'opiniâtreté des classes bourgeoises, le militantisme écologique, pour crier fort, n'exerce qu'une pression toute relative. L'obligation d'une certaine justice climatique a forcé les États à s'entendre lors de la dernière COP 28. Un fonds d'urgence pour les pays sous-développés les plus frappés par les catastrophes naturelles nées de l'émission industrielle des G.E.S. (gaz à effets de serre) sera renfloué par les puissances industrielles développées.

Le livre de l'historien d'origine indienne Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l'histoire, montre que les changements climatiques n'ont pas seulement que des effets physiques ou environnementaux sur la pensée mondiale, mais entraînent une suite de révolutions philosophiques, ontologiques et historiques qui sont en train de transformer notre degré de conscience de soi en tant que civilisation mais surtout en tant qu'humains. Constitué à partir d'articles publiés dans des revues spécialisées, l'ouvrage de Chakrabarty témoigne du bouleversement d'une ampleur révolutionnaire de la pensée humaine, ainsi lorsqu'il affirme à la fin du recueil : «Nous savons désormais de mieux en mieux que la planète n'a pas été faite pour les humains», ce qui est une affirmation toute copernicienne.

Le livre de Chakrabarty traite de cette révolution historique et conceptuelle. «Jusqu'ici, les événements géologiques et les événements constituant l'histoire de la vie ont été le domaine réservé des experts et des spécialistes. Or, aujourd'hui, même si l'on n'en a qu'une vague idée, la planète émerge tel un sujet de préoccupation humaine large et profond à côté de nos appréhensions plus familières relatives au capitalisme, aux injustices et aux inégalités». Voilà qui transforme tout questionnement que les humains se font aujourd'hui de leurs rapports avec un monde élargi à l'ensemble du vivant non-humain, mais aussi de la planète non plus en tant que lieu passif soumis à l'exploitation humaine, mais en tant qu'agent de transformation exerçant sa «force», y compris sur les humains : «Des chercheurs prétendaient que les humains, avec leurs milliards d'habitants et à travers leur technologie, étaient devenus une force géophysique capable de changer, avec des conséquences redoutables, le système climatique de la planète considéré comme un tout». La proposition maintenant se renverse : le système climatique renvoie aux humains les effets de leur technologie géophysique».

À partir de ce constat, comment penser l'histoire? On ne peut plus s'en tenir à la seule histoire globale, cette histoire universelle des siècles précédents : 
 
«En pensant aux derniers siècles de passés humains et aux futurs humains encore à venir, il nous faut nous orienter vers ce que nous avons appris à appeler le globe mais aussi vers une nouvelle entité historico-philosophique qui s'appelle la planète. Celle-ci n'est pas la même chose que le globe, la Terre ou le monde – les catégories employées jusqu'ici pour organiser l'histoire moderne. Avec l'intensification de la globalisation capitaliste et les crises du réchauffement global qui en ont résulté, de pair avec les débats qui ont accompagné les études de ces phénomènes, la planète – ou plus exactement le système Terre, suivant l'usage que j'en fais ici – s'est insinuée dans notre entendement même à travers les horizons intellectuels des chercheurs en sciences humaines.

Le globe, à mon sens, est une construction humano-centrique; la planète, ou le système Terre, décentre l'humain. Le doublement du nombre d'êtres humains nous oblige désormais à réfléchir à la façon dont les diverses formes de vie, les nôtres et celles des autres, peuvent être saisies dans des processus historiques qui réunissent le globe et la planète à la fois comme entités projetées et comme catégories théoriques et donc mêlent l'échelle de temps limitées au regard de laquelle les hommes modernes et les historiens humanistes envisagent l'histoire aux échelles de temps de l'histoire profonde dans leur inhumaine immensité».

Le résultat de tels renversements consiste à la prise de conscience que «nous, les humains, vivons désormais simultanément dans deux sortes de "temps présent" (Jetztzeit, en allemand) : dans notre conscience de nous-mêmes "le présent" de l'histoire humaine s'est entremêlé au "présent" long des échelles de temps géologique et biologique – ce qui ne s'était encore jamais produit dans l'histoire de l'humanité». Très peu d'historiens par le passé ont eu ce pressentiment d'associer la préhistoire à l'histoire de l'humanité. H. G. Wells, dans son Outline of History (1920) accordait ses premiers chapitres de son histoire universelle aux origines de la planète et de la vie à travers les périodes géologiques. Pour cause, Wells avait une formation de biologiste et non d'historien. Arnold Toynbee, également, ajoutait quelques observations sur les origines de la vie mais Lucien Febvre, dans La Terre et l'évolution humaine, restait essentiellement tourné sur l'importance de la géographie dans la compréhension historique. Tout cela était très différent de ce dont parle Chakrabarty.

Ce dont il parle est la multiplication des chronologies qui font que désormais l'humanité doit vivre sur trois registres de temps simultanés : «Avec l'effondrement des chronologies multiples – de l'histoire de l'espèce et des temps géologiques de mémoire vive -, la condition humaine a changé. Ce changement ne signifie pas que les histoires liées, mais différentes, des hommes en tant qu'humanité divisée, espèce et agent géologique aient toutes fusionné en une grande géohistoire, ni qu'une seule histoire (story) de la planète et de l'histoire (history) de la vie qui s'y est développée puisse désormais supplanter les histoires humanistes». Bien au contraire. C'est ici que l'auteur nous présente ses quatre thèses qui ont fait beaucoup jaser le monde intellectuel au cours de la dernière décennie :

Thèse 1 : les explications anthropiques du changement climatique sonnent le glas de la distinction humaniste entre histoire naturelle et histoire humaine.

Thèse 2 : l'idée de l'Anthropocène, la nouvelle époque géologique où les humains existent en tant que force géologique, apporte de sérieuses réserves aux histoires humanistes de la modernité/globalisation.

Thèse 3 : l'hypothèse géologique concernant l'Anthropocène nous oblige à mettre les histoires globales du capital en conversation avec l'histoire des humains en tant qu'espèce.

Thèse 4 : le croisement de l'histoire de l'espèce et de l'histoire du capital permet de sonder les limites de la compréhension historique.


Désormais, nous dit l'auteur : «Réfléchir historiquement aux êtres humains en des temps où la globalisation capitaliste intensive a donné naissance à la menace du réchauffement global et d'une extinction de masse nécessite de réunir des catégories conceptuelles que nous avons habituellement tenues dans le passé pour séparées, voire quasiment sans rapport. Il nous faut rattacher les histoires profonde et enregistrée et mettre le temps géologique et le temps biologique de l'évolution en conversation avec le temps de l'histoire et de l'expérience humaines». «Bref, les humains ont acquis la capacité d'interférer avec les processus planétaires, mais pas nécessairement – du moins pas encore – celle de les réparer», et là est le défi politique de cette nouvelle prise de conscience de soi. C'est l'équivalent de la «révolution copernicienne» retenu par nos historiens du climat et de la biodiversité : «Le réchauffement global anthropique..., met en évidence la collision – ou le télescopage – de trois histoires qui, du point de vue de l'histoire humaine, sont normalement censées travailler à des rythmes si différents et distincts qu'on les traite, à toutes fins utiles, comme des processus séparés : l'histoire du système Terre; l'histoire de la vie, dont celle de l'évolution humaine sur la planète; et l'histoire plus récente de la civilisation industrielle (pour beaucoup, le capitalisme). Désormais, les humains enfourchent sans le vouloir ces trois histoires qui opèrent à des échelles et à des vitesses différentes».


Avec l'historien John McNeill, qui nous rappelle que «la population humaine est passée de 1,5 à 6 milliards d'habitants, l'économie mondiale a été multipliée par quinze, la consommation d'énergie par treize ou quatorze, l'utilisation d'eau douce par neuf, et les zones irriguées par cinq», il faut nous demander que signifie désormais l'action politique dans une série d'échelles de temps entremêlées? Nos valeurs les plus sûres en sont confrontées. Comme nous pensons en termes d'individualité, de liberté et de démocratie, nous acceptons que «quel que soit le nombre d'humains, nous dirons qu'ils doivent tous avoir les mêmes droits. Il y a donc fondamentalement une indifférence à la biosphère intégrée à la pensée politique». Or, cette indifférence – celle que ramène la «fatigue climatique» - est au cœur de l'(in)action politique. Continuer à vivre sous le système capitaliste et industriel, orienté par la cupidité des investisseurs et la consommation effrénée des individus, ne peut que mener à un régime «antipolitique». Il faut penser une action politique «qui aide les humains à être chez eux sur terre au-delà du temps du vivant. Un capitalisme tiré par la consommation, dans lequel tous les artefacts sont à consommer dans le présent, serait une machine antipolitique en ce qu'il finirait par travailler contre la logique du séjour humain, puisque celui-ci requiert des artefacts qui durent au-delà de la durée de vie du vivant». C'est à ce triste tiraillement que nous assistons depuis que l'alerte climatique a été sonnée.

La menace que constitue le réchauffement climatique n'est pas que l'augmentation de 2° C (négocié d'ailleurs entre les pays) suite aux émissions des G.E.S., mais «en définitive, ce que menace le réchauffement de la planète, ce n'est pas la planète géologique elle-même mais les conditions mêmes, biologiques et géologiques, dont dépendent la survie de l'espèce humaine et d'autres formes de vie. La menace largement reconnue que l'actuelle crise de la biodiversité puisse entraîner la sixième grande extinction d'espèce dans l'histoire de la planète constitue bien l'horizon d'événement (event horizon) de divers récits dominants du changement climatique planétaire».

C'est alors que l'insertion de l'histoire humaine dans le passé géologique permet de nous demander combien de siècles, combien de millénaires encore notre emprunte sur le sol et les océans s'exercera-t-elle et comment? «Le point de départ du géologue, écrit Zalasiewicz, est rarement la grande histoire elle-même : il s'agit plutôt de "petits éclats du grand tout qui ont attiré l'attention d'un géologue de passage, utilisant ce dernier mot de manière extrêmement lâche". La synthèse plus large "émerge généralement" une fois que suffisamment de détails ont été "regroupés" pour générer des modèles reconnaissables dans "ce qui semblait initialement être extrêmement chaotique". Il donne l'exemple du Carbonifère qui a duré de – 359 à - 299 millions d'années et qui a produit des couches de roches riches en charbon. Des générations de géologues ont relevé ces roches avec la plus grande minutie aux fins pratiques du hic et nunc. L'histoire plus vaste selon laquelle "ces roches carbonifères sont le souvenir de quelque chose d'entièrement différent – d'un monde de forêts marécageuses primitives, avec des amphibiens et des libellules géantes, sans fleurs, ni oiseaux, ni mammifères" – a rarement été la préoccupation principale des géologues professionnels. La grande histoire de ce passé lointain, "désormais séparé comme un segment de temps de quelque soixante millions d'années" – l'histoire du Carbonifère -, "peut désormais être reconstruite en imagination" à partir de ces roches, mais "jamais on ne pourra la toucher, la voir ou l'expérimenter à nouveau"».

Par contre, nous pouvons toujours toucher, voir et expérimenter notre époque. «Sans doute ne pouvons-nous nous expérimenter en tant qu'agent géologique, mais il semble que nous soyons devenus un au niveau de notre espèce, de notre possession de la technologie globale et de notre domination de la vie sur la planète. Et sans cette connaissance qui défie la compréhension historique (au sens phénoménologique), il est impossible de dégager le sens de la crise actuelle qui nous affecte, tous». Comme le reconnaissait Hegel, souvent, c'est l'angoisse qui déclenche un processus réflexif qui élève la conscience : «L'angoisse que suscite le réchauffement global rappelle le temps où beaucoup craignaient une guerre nucléaire mondiale. Il est, cependant, une différence de taille. Une guerre nucléaire aurait été le fruit d'une décision délibérée des puissances établies. Le changement climatique est largement l'effet d'un mélange de conséquences volontaires et involontaires d'une cascade de décisions et d'actions humaines, et illustre, uniquement au prix d'une analyse scientifique, les effets planétaires à long terme de nos actions en tant qu'espèce». Mais encore : «"Holocauste nucléaire" ne dénote pas le même genre de crise que le réchauffement global. Si l'un et l'autre peuvent être de nature anthropique, une crise nucléaire pourrait être un événement unique de proportions catastrophiques tandis que le réchauffement global désigne une série d'événements qui se déploient au fil de la vie de nombreuses générations et au-delà. Pourtant, à cause de leur capacité à détruire la civilisation telle que nous la connaissons, tous deux attirent notre attention». Enfin, il ne serait pas inutile de rappeler qu'holocauste nucléaire ou climatique, les deux ne vont pas sans invoquer un millénarisme qui est toujours sous-entendu dans l'attente de n'importe quelle apocalypse. Il est dommage que Chakrabarty, imbu de la culture indienne si riche en cycles apocalyptiques, n'ait pas soulevé ce rappel.

Entre les trois chronologies qui désormais rythment le cours historique du «système Terre», les questions politiques posées ciblent toujours la chronologie du développement global : «Historiquement parlant, il est bien entendu exact que les pays riches sont responsables de la majeure partie des émissions des gaz à effet de serre pour avoir suivi des modèles de développement qui ont produit un monde inégal. Mais imaginons la réalité contrefactuelle d'un monde plus équitablement prospère et juste composé du même nombre de gens qu'aujourd'hui et fondé sur l'exploitation d'une énergie bon marché tirée de combustibles fossiles. Un tel monde serait sans conteste plus égalitaire et juste..., mais la crise climatique pourrait être pire! Notre empreinte carbone collective pourrait être plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui, car les pauvres consomment moins et contribuent peu à la production de gaz à effet de serre. La crise climatique aurait pu se produire beaucoup plus tôt et plus brutalement. Paradoxalement, c'est grâce aux pauvres – au fait que le développement soit inégal et injuste – que nous ne déversons pas dans l'atmosphère de plus grosses quantités de gaz à effet de serre. Donc, en toute logique, la crise du réchauffement est en réalité une question de quantité de gaz à effet de serre que nous rejetons dans l'atmosphère. Ceux qui établissent un lien de causalité entre le changement climatique et les origines ou la formation des inégalités économiques dans le monde moderne posent des questions valables sur les inégalités historiques. En revanche, y voir l'unique cause, ce n'est pas seulement réduire le problème du changement climatique à celui du capitalisme (incorporé aux histoires de l'expansion et des empires européens modernes); c'est aussi s'aveugler sur l'action – ou l'agentivité, si vous préférez – des processus du système Terre et de leurs temporalités non humaines». Chakrabarty, historien marxiste formé à l'école de E. P. Thompson et de Hobsbawm, montre ici l'insuffisance sur le climat et la biosphère d'une action portée strictement contre le capitalisme.

Reprenant le thème développé par François Hartog des «régimes d'historicité», Chakrabarty poursuit ce paradoxe en traitant de l'Anthropocène : «Nous pourrions parler à ce propos d'un régime d'historicité planétaire ou anthropocénique pour le distinguer du régime global qui a permis à de nombreux historiens des sciences sociales de traiter du thème du changement climatique et de l'idée d'Anthropocène. Dans ce dernier régime, cependant, les historiens tentent de rattacher l'Anthropocène aux histoires des empires et colonies modernes, à l'expansion de l'Europe et au développement de la navigation ou d'autres technologies de communication, à la modernité et à la globalisation capitaliste, ainsi qu'aux histoires globales et connectées de la science et de la technologie». Cette attitude, qui appellerait à définir l'anthropocène uniquement sous un aspect négatif, répugne à l'auteur qui rappelle comment «Will Steffen, Paul Crutzen et John McNeill ont attiré notre attention sur ce qu'ils appellent... la période de la "grande accélération" de l'histoire humaine, autour de 1945 à 2015, quand les chiffres mondiaux – population, PIB réels, investissements directs à l'étranger, barrages hydrauliques, utilisation de l'eau, consommation d'engrais, population urbaine, consommation de papier, moyens de transport motorisés, téléphones, tourisme international, restaurants McDonalds's (eh oui!) - ont tous amorcé une croissance exponentielle spectaculaire. Cette période, suggèrent-ils, pourraient être un candidat sérieux pour répondre à la question : quand l'Anthropocène a-t-il commencé? L'Anthropocène peut bien représenter une multitude de problèmes environnementaux auxquels nous sommes collectivement confrontés aujourd'hui, mais il m'est impossible, en tant qu'historien des affaires humaines, de ne pas remarquer que cette période dite de grande accélération est aussi celle de la grande décolonisation dans les pays qui avaient été dominés par les puissances impériales européennes et qui, au cours des décennies suivantes, se sont orientés vers la modernisation (l'endiguement des fleuves, par exemple) et, avec la globalisation des vingt dernières années, vers une certaine démocratisation de la consommation. [...] Toutefois, cette justice parmi les humains a un prix. La consommation croissante a eu pour résultat une appropriation humaine quasi complète de la biosphère».

Mesure-t-on un peu mieux l'ampleur de cette révolution spirituelle? Avec les expériences astronautiques et les premiers clichés de la Terre vue de l'extérieur, «pour la première fois dans l'histoire humaine, nous avons eu l'occasion d'observer la Terre depuis l'espace, et l'information recueillie du regard extérieur sur notre planète vert azur dans sa beauté globale a donné naissance à un ensemble de questions et de réponses entièrement nouveau», écrit le géologue James Lovelock. Cette vision a fait naître, de ce sentiment océanique dont parlait Freud et qu'il plaçait à l'origine psychologique du phénomène religieux, la représentation d'une Gaïa qui serait une planète elle-même organique jusque dans ce qui la constitue le plus matériellement : son manteau, sa croûte, ses roches, ses sédiments, ses océans, son atmosphère... L'inclusion de l'histoire du vivant, et avec elle celle de l'humanité, «il s'agit d'un effort des humains pour comprendre leur propre histoire en se plaçant à l'extérieur, pour ainsi dire, de l'histoire des humains (comme le font par routine les sciences historiques que sont la géologie et la biologie de l'évolution)». Là où l'orgueil humain perd de sa confiance et de ses certitudes, c'est qu'élevé au niveau planétaire – à la science du système Terre -, l'humain perd l'exclusivité de son agentivité : «Pour reprendre les vieux termes althussériens, toute l'histoire du système Terre est "procès sans sujet"». En effet, comme notre développement industriel à partir du charbon et du pétrole déposés dans les roches il y a des millions d'année, nos G.E.S. et l'acidification des océans comme la fonte des glaciers marqueront les organisations socio-économiques des siècles et des millénaires futurs. Car non seulement «la crise climatique a mis la planète en évidence, mais nous n'avons pas de forme de gouvernance planétaire. La géo-ingénierie et tout le reste se substituent à cette politique», ce qui sans être une catastrophe ne saurait durer. Pour le moment, dans ce scénario où l'humain n'est plus celui qui contrôle le processus de réchauffement, il se trouve devant le paradoxe que reconnaît Michael Greenstone, «la technologie même qui peut aider à protéger les gens du changement climatique accélère aussi le rythme de celui-ci».

Jean-Paul Coupal
3 janvier 2023
  
 
ATLAS HISTORIQUE MONDIAL / ATLAS HISTORIQUE DE LA TERRE
 
Les reproductions de cartes géo-historiques que j'ai partagées sur mon site Facebook au cours de la période des fêtes proviennent tous de l'Atlas historique mondial de Christian Grataloup dont vient de paraître une nouvelle édition 2023. Deux facteurs surtout déterminent le cours de l'Histoire, la géographie et la démographie. D'un coup d'œil, elles expliquent bien des choses avant même de connaître les explications analytiques. Non seulement un atlas est-il un ouvrage instructif, mais c'est aussi une véritable œuvre d'art fascinante avec laquelle on peut passer des heures de réels plaisirs.
 
Durant mes années scolaires 1976-1988, il n'y avait pas beaucoup de ces atlas qui couvraient les différentes périodes de l'Histoire. Il y avait bien celui dirigé par Georges Duby, mais je préférais l'Atlas historique publié par Stock (repris par Perrin). Cet atlas était la traduction d'un ouvrage allemand. Son désavantage, c'est qu'il se présentait sous la forme d'une Bible de poche. Dans la page de gauche, on trouvait les cartes, dans celle de droite, l'échelle chronologique et historique. La dernière édition que je possède remonte à 2006 avec les mises à jour. Malgré la dimension réduite des cartes, elles sont exceptionnellement riches et claires. Des origines de l'humanité au début du XXIe siècle, on y retrouve 550 cartes, plans, schémas accompagnés de 700 pages de texte et chronologie où plus de 50 000 noms sont cités. On y voit les expansions territoriales, les régimes gouvernementaux, l'évolution des États, les prises de contacts entre civilisations, mais aussi des pages d'informations culturelles, scientifiques ou autres. L'Atlas historique Stock complétait l'Atlas géographique, puis l'Atlas de biologie, et même un Atlas de la philosophie extrêmement détaillé.
 
L'atlas Grataloup est d'un plus grand format. Héloïse Kolebka a rédigé les légendes cartographiques. Plusieurs de ces cartes ont été constituées pour la revue «L'Histoire» co-éditeur de l'ouvrage. Par son format plus grand, il est possible d'entrer plusieurs cartes de l'«Atlas historique» à l'intérieur d'une seule page de l'Atlas historique mondial. L'atlas Grataloup est une synthèse de l'Atlas historique Stock et de celui dirigé par Duby. On y utilise beaucoup la couleur de façon à voir l'évolution d'une région sur une longue période. Plutôt qu'une échelle chronologique comme celle utilisée par l'Atlas historique, les légendes de Kolebka apparaissent sous une forme narrative synthétique. Elles résument en un discours bref l'évolution de la région cartographiée. Contrairement à l'Atlas historique encore, qui descendait le cours de l'Histoire, l'Atlas historique mondial se divise en «chapitres» qui rassemblent 13 régions/époques (Une seule humanité, Des mondes largement autonomes, Les réseaux de l'Ancien Monde, Les sociétés de l'Ancien Monde, Les sociétés de l'axe de l'Ancien Monde, Le monde au XVe siècle, Tissage européen du Monde, L'Europe (XVIe-XVIIIe siècle), La colonisation du Monde par l'Europe, Les puissances non européennes, L'Europe (au XIXe siècle), Le Monde dominé par l'Occident, Le monde depuis 1980).
 
Malgré cette apparence d'eurocentrisme, la variété des cartes couvrant l'ensemble du globe détaille chaque portion terrestre à chaque période. Si l'éditeur privilégie l'Europe, c'est que sa chronologie nous est plus familière que celle des États d'Extrême-Orient par exemple ou de l'Afrique. Ces 600 cartes et infographies sont riches d'informations, en particulier sur le XXe siècle. Les cartes montrant le cours des deux guerres mondiales, des crises politiques des années 1930, de la Guerre Froide sont accompagnées de cartes détaillées avec la répartition des camps de concentration nazis, les mouvements des Einsatzgruppen en Europe de l'Est, l'archipel du Goulag soviétique, les expériences de guerre chimique pratiquées par les Japonais sur leurs prisonniers et, plus près de nous, la pandémie de Covid-19 (comparée aux épidémies passées), la guerre entre l'Ukraine et la Russie (2023) et un grand nombre de cartes du Moyen-Orient autour des conflits israélo-palestiniens. On y retrouve également une carte sur la diffusion de l'Internet, le réchauffement climatique, les mouvements de populations qui en découlent et les défis démographiques du monde actuel.
 
Bref, l'Atlas historique mondial de Grataloup est un ouvrage indispensable pour les amateurs d'histoire, mais aussi pour les écoles, les universités, les centres de recherches. Il est possible par un site internet d'accéder gratuitement aux cartes historiques.
 
L'Atlas historique mondial est complété pertinemment par l'Atlas historique de la Terre. Ici, la co-édition avec la revue «L'Histoire» s'accompagne de celle de la revue «Sciences Avenir». Avec Héloïse Kolebka, Charlotte Becquart-Rousset et Léna Hespel ont rédigé les légendes, rassemblées encore une fois autour de Christian Grataloup. L'Atlas historique de la Terre illustre la rencontre de trois histoires, celles de la planète, de la vie et de l'humanité.
 
Comme l'Atlas historique mondial, l'ouvrage est divisé en 9 chapitres thématiques (Du Big Bang à la planète Terre, Du noyau à la stratosphère, Une planète de la vie, L'animal humain, Les domestications, La grande période agricole, La mondialisation des ressources, L'ère du carbone fossile, La planète saturée). Pour perfectionner cet ouvrage, il a fallu la collaboration de plusieurs spécialistes – archéologues, astrophysiciens, biologistes, climatologues, historiens, planétologues... -, tous rassemblés pour constituer 300 cartes et infographies dont des schémas sur les conceptions intellectuelles de la Terre au cours des siècles.
 
Ce qui est le grand avantage de l'Atlas historique de la Terre, c'est la visualisation des nombreuses interactions entre les sols, les mers et les atmosphères. Interactions aussi entre les différentes formes de la vie jusqu'à l'apparition des hominidés qui vont entreprendre une conquête et une mise à profit (un saccage diraient d'autres) des ressources minérales, végétales et animales. Toutefois, d'autres cartes nous montrent que la Terre n'est pas un espace passif. Tremblements de terre, éruptions volcaniques, ouragans et typhons, déplacements des plaques tectoniques frappent l'humanité, laissant derrière eux des milliers de morts. Sans compter les famines, les épidémies et autres guerres qui frappent l'environnement, créant des désolations dont en dernier ressort, les humains sont victimes. 
 
Quelles que soient les formes d'exploitation du sol ou du sous-sol, l'humanité a transformé profondément son habitacle comme aucune créature des époques géologiques antérieures. Ce qui ressort des premiers chapitres de l'Atlas, ce sont les durées temporelles inimaginables comparées à la durée expérimentée par les individus, voire même par l'espèce humaine. Des espèces végétales et animales ont dominé durant des millions d'années, se sont diversifiées en autant d'espèces que nous avons pu en compter durant les temps historiques. Et à maintes reprises, de 80 à 90% des espèces vivantes ont été balayées de la surface de la Terre. Les milliards d'années qui séparent la formation de notre univers, de notre planète jusqu'à l'apparition de la vie (il y a 4 milliards d'années) sont reproduites par des cartes infographiques issues des laboratoires d'astrophysique. À l'immensité des espaces infinis qui effrayaient tant Pascal s'ajoute aujourd'hui l'incommensurabilité des temps. Pour des individus obsédés par la vitesse, la ponctualité, la planification, ces immenses plages de temps nous réduisent à des portions de menus fretins du vivant.
 
Avec les deux atlas Grataloup (auxquels s'ajoute un Atlas de l'histoire de France), ce sont mieux que des objets décoratifs pour orner la bibliothèque vide d'un salon kitsch. Ce sont de véritables outils de travail, de découvertes et de culture. Une façon de voir notre monde au-delà de ce que disent des bulletins d'information schématiques et abstraits généralement incomplets. Des thématiques actuelles comme le réchauffement climatique, la diffusion des épidémies ou les résultats des guerres mondiales et de la décolonisation signifient enfin quelque chose de concret à l'esprit.
 
Jean-Paul Coupal
9 janvier 2023