jeudi 30 décembre 2010

Civilisations: mode d'enquête - L'Historicité: la poétique de l'espace

Internet : Le village global


CIVILISATIONS: MODE D’ENQUÊTE

Table des Matières:
Introduction
Historicitépoétique de l'espace
poétique du temps
poétique de l'intrigue

poétique du corps de l'Histoire

En un monde confronté par les défis de la mondialisation, le terme de civilisation renvoie à une certaine idée issue de l’humanisme qui n’accompagne pas l’esprit avec lequel se fait cette «globalisation», substitue du village-global de McLuhan et qui vise surtout à traduire en termes de marché unique les différentes cultures qui peuplent la planète. Le terme, en lui-même, cause pourtant problème. Il a attiré la curiosité d’un Lucien Febvre (1) et d’un Philippe Beneton (2) qui se sont activés à en tracer l’historique du mot et du concept. Car il y a la Civilisation et il y a des civilisations. Dans le premier cas, la Civilisation - avec un grand C - définit les sociétés qui sont parvenues à une étape de développement sophistiqué qualifié de «supérieur». Ainsi, le terme s’oppose aux préjugés de Barbarie et de Sauvagerie, ou, pour une anthropologie d’un autre âge, de «sociétés primitives». L’aspect idéologique du terme ne peut donc échapper à l’observation critique. Mais il y a aussi les civilisations - avec un s - qui définissent un ensemble de cultures apparentées et ayant atteint un maximum de développements matériel, intellectuel, spirituel… Elles sont généralement dotées d’un État central et d’un ensemble d’États périphériques, de même qu’elles sont cimentées par un «cake of customs» intégré dans une religion supérieure qui réglemente les mœurs, les traditions, les habitudes et les morales de convenance. Ce sont moins les anthropologues et les sociologues que les historiens et surtout les philosophes de l’histoire qui ont spéculé sur le concept de civilisation. Le mot, apparu au XVIIIe siècle dans l’acceptation qui est toujours la sienne, était perçu comme un ensemble de cultures (Herder), de nations (Voltaire), de Weltanschauung (Hegel), de morphologies culturelles (Spengler).

Les civilisations peuvent être dites de «grands ensembles» dans la mesure de leur extension dans l’espace et dans le temps. Les téguments qui les séparent les unes des autres, les lingua franca, sont étanches, alors qu’entre les cultures, un métissage des caractères se laisse plus facilement percevoir. Les cultures, essentiellement tribales, nationales, ethniques, linguistiques, s’échangent continuellement des rites, des territoires, des populations, des mots, des arts, des informations à caractères scientifiques. Les civilisations, comme des blocs, résistent à leur interpénétration. S’il y a contact entre les civilisations, que ce soit par le temps (sous le mode de Renaissances) ou dans l’espace (la confrontation généralement du pot de terre et du pot de fer), les effets sont généralement ceux d’un ébranlement qui peut aller jusqu’à la désagrégation d’une des deux civilisations, quand ce n’est pas des deux. Elles peuvent se phagocyter jusqu’à devenir une nouvelle civilisation, ce qui permet de parler de civilisation de seconde voire de troisième génération. Paradoxalement, chaque civilisation se donne une vocation universelle. Cette vocation dépend bien sûr du narcissisme des réussites historiques après une affirmation et un développement historique particulièrement bien réussis. Cette vocation à l’universalité, contrairement aux cultures qui entretiennent un protectionnisme et souvent le repliement sur soi, se fait via des outils institutionnels tels l’État et le droit, ou spirituels telles la religion et la philosophie. L’agressivité entre civilisations n’a d’égale que la résistance à être confondue avec l’adversaire. Aussi, les métissages sont-ils des «voies de passages» qui permettent de passer d’une génération à une autre de civilisations. Le danger, comme dans celui qui se pointe à l’ère du post-modernisme, c’est que ce métissage intercivilisationnel en viennent à devenir une unidimensionalité de la civilisation humaine, en tel cas, nous passerions des civilisations à la Civilisation.

Celui qui, au XXe siècle, a le plus misé sur le concept de civilisation pour se donner une vision totale de l’Histoire, c’est l’helléniste britannique Arnold J. Toynbee. Dans une étude à succès du milieu du siècle A Study of History, Toynbee recensait 21 civilisations.(3) Vers la fin de sa vie, ce nombre était monté à 34. (4) Certes, il bénéficiait des découvertes historiques et anthropologiques faites depuis en Afrique et en Amérique du Sud pour élargir le nombre de ses civilisations, mais c’est toujours les mêmes qui ont été le centre de ses études et fournies les éléments comparatifs aptes à asseoir sa vision des civilisations (la civilisation hellénique ou gréco-romaine, la civilisation chinoise, la civilisation indienne, la civilisation chrétienne occidentale et la civilisation chrétienne orientale). Ce qui fait, toutefois, l’originalité de la définition que Toynbee donne des civilisations provient de sa méthode comparative elle-même. Au départ, celles-ci ne sont que des «visions de l’esprit», équivalant un peu à ce qu’est l’idealtypus dans la sociologie de Max Weber. Ainsi, les civilisations sont-elles un «champ intelligible d’étude» (5), ce qui soulève l’aspect subjectif de la démarche du philosophe. Ensuite, l’enquête comparative doit-elle fournir une donnée phénoménologique objective du processus civilisationnel. Toynbee opère ainsi une synthèse des deux grandes conceptions physiques occidentales de la dynamique ou de la cinétique du temps. Au mécanicisme anglo-français, il y ajoute l’organicisme germanique. Pour que les organismes civilisationnels puissent se développer et passer les étapes de la genèse, de la croissance, du déclin et de la désagrégation, elles doivent s’articuler sur une dialectique simple d’antagonismes réactifs: défi/réponse, retrait/retour, fuite/martyre, enfin perte de l’auto-détermination qui équivaut à la vie autonome de l’organisme civilisationnel. Dès qu’une civilisation perd son auto-détermination, elle commence sa désagrégation pour se dissoudre dans une civilisation nouvelle (le cas du métissage par l’invasion ibérique des peuples méso-américains) ou tout simplement disparaître sous le coup d’une catastrophe naturelle (la civilisation minoenne). C’est cette synthèse des deux grandes conceptions physiques, habilement articulées par un historien érudit et d’esprit cosmopolite qui a séduit les lecteurs du milieu du XXe siècle.

Les limites de cette philosophie séduisante, cependant, sont rapidement atteintes. Toynbee ne pénètre pas en profondeur les civilisations dont il parle. Il les visite, un peu comme un touriste intéressé, mené davantage par son a priori comparatiste que par ce qu’il pourrait collecter d’informations diverses et contradictoires. Ses comparaisons deviennent davantage des analogies que de véritables mesures des différents comportements civilisationnels. Les critiques de l’époque, généralement des historiens, ont tiqué sur les interprétations qu’il donnait à quelques faits qui touchaient chacune des spécialisations des critiques, de sorte que devant l’ensemble global de l’interprétation, ils demeuraient plutôt silencieux. À chercher la paille dans l’œil de l’autre… Depuis, le développement de l’histoire sociale, de l’histoire des mentalités, de l’anthropologie historique, a montré qu’il y avait plus dans les civilisations que des États universels ou des religions supérieures. Au lieu de dépouiller le «champ intelligible d’étude», toutefois, elles l’ont enrichie de données capables de mieux étudier et de mieux comprendre ce qui se passe durant le processus civilisationnel. C’est ainsi que nous pouvons observer les civilisations comme une hiérarchie de cultures dont les États supérieurs sont présentés comme la tête de pont de la civilisation. Il en est ainsi d’Athènes par rapport aux autres cités-États grecques; de Rome par rapport aux peuples du Latium; de Byzance par rapport au pourtour de la Mer Noire et du Moyen-Orient; de la Chine du Houang-Ho par rapport aux diverses cultures siniques qui l’environnent; des Aztèques et des Incas par rapports aux autres cultures mésoaméricaines et andines. Pour Toynbee, ces triomphes transitoires d’États universels apparaissaient comme autant de tentatives de redresser la désagrégation des civilisations. De même, les religions supérieures ont pour but de sauver l’essentiel des civilisations, lorsque les États faillissent et tombent sous les coups conjugués des prolétariats intérieurs (les basses classes exclues de la société) et extérieurs (les barbares qui assiègent les limes des civilisations et ambitionnent de pénétrer leur territoire et d’acquérir les traits culturels de la civilisation).

Nous devons donc garder en mémoire ce schéma malgré ses imperfections, car il vaut mieux de le corriger et l’élaborer plutôt qu’avoir la prétention de tout repartir à zéro en faisant tabula rasa de ce que les historiens et philosophes de l’histoire du siècle précédent ont amorcé. Toynbee partait d’ailleurs d’évidences dont son concept de «champs intelligible d’étude» - qui n’était qu’une reproduction mentale (du déjà vu, plutôt que de l’inédit). Les civilisations égyptienne, assyro-babylonienne, syrienne (sémitique), hellénique, chrétienne occidentale, chrétienne orientale, indiennes, siniques, iranienne, etc. partaient de grandes puissances du passé ou de l’actualité. Il était difficile de ne pas leur prêter une existence réelle, au-delà de l’idéaltype qu’on en produisait pour tenter de les définir. D’autre part, Toynbee avait été frappé par les ressemblances entre la guerre du Péloponnèse, telle que la raconte Thucydide, et la Grande Guerre de 1914-1918 qu’il a vécu lui-même pour ne pas penser qu’il y avait là un phénomène similaire de guerres civiles appropriées à la désagrégation de la civilisation. Aussi, ses comparaisons restèrent-elles teintées d’analogies, de similitudes davantage que de la prise en compte des chaînes causales qui menaient et qui se dégageaient des événements comparés. Si, au niveau de la genèse des civilisations, le projet comparatiste donne des preuves de sa pertinence, il en perd progressivement, au fur et à mesure, que nous progressons vers la désagrégation des civilisations. Le «passage obligé» par l’État universel, l’Église universelle et les effondrements sous les coups des prolétariats redonnent au comparatisme une créance nouvelle, mais elles ne consolident pas pour autant la distance et les phénomènes qui séparent la genèse de l’effondrement des civilisations.

Gardons donc ces civilisations, qu’elles soient 21 ou 34 a en soi peu d’importance, gardons-les donc comme «champs intelligible d’étude» et efforçons-nous de les moderniser selon les acquis récents des sciences sociales et humaines. Conservons ce sens de la psychologie collective qui habitait Toynbee et qu’il limitait aux comportements des grandes institutions ou des grands personnages historiques, pour pénétrer à l’intértieur même des cultures qui constituent ces civilisations. Cessons de nous limiter aux franges institutionnels des civilisations pour en interroger les tissus sociaux. Sans nous priver de la comparaison qui permet de vérifier la solidité des phénomènes civilisationnels, procédons d’abord à une exploration de ces tissus, à des analyses qui mettent la conscience historique comme l’une des bases, en tant que représentation sociale qu’une collectivité se donne de son développement dans l’espace et dans le temps, comme le plateau sur lequel poser le «champ intelligible d’étude».

Au niveau de l’historicité, il faudra s’en tenir aux quatre sens de l’unité. Les trois principaux, hérités du mécanisme dramatique aristotélicien de l’unité dans l’espace, de l’unité dans le temps et de l’unité dans l’intrigue, auxquels il n’est pas inutile d’ajouter le sens de l’unité corporelle de la civilisation.

Au niveau de la signification historique, il serait bon de comparer les différentes réactions, bénéfiques ou pathologiques, qu’entraînent les stress culturels et les traumas collectifs. Soulever la question des névroses et des psychoses sociales ou nationales qui orientent, parfois brusquement, les attitudes et les comportements de civilisations.

Au niveau de la moralisation de l’histoire, enfin, essayons de saisir le développement des systèmes idéologiques (philosophiques ou religieux), les praxis conséquentes et les utopies qui font que les civilisations se donnent un objectif universel alors qu’elles sont, assez généralement, clôturées de telle façon qu’elles veulent bien s’étendre mais ne pas se laisser envahir par des agents qui lui sont extérieurs.

En bout de course, nous aurons une vision du phénomène civilisationnel plus riche, capable de reconnaître les spécificités et les collisions qui s’apprêtent à se dérouler au cours des prochaines décennies lors de l’étape ultime du projet de mondialisation amorcé à partir de l’économie capitaliste de la civilisation occidentale moderne.

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HISTORICITÉ

Le «sens de l’unité» est la base même de toute conscience historique, peu importe l’origine des civilisations. Ce sens de l’unité part de la microcellule familiale puis s’élargit: la communauté, le village, la cité, la nation, la fédération, l’empire, l’humanité. Comme pour bien d’autres concepts, c’est par l’expérience de la négative, c’est-à-dire par la perte même de cette unité, que se définit le «sens de l’unité» chez Toynbee: «Dans notre examen préliminaire des rapports entre les diverses positions du comportement, du sentiment et du mode de vie selon lesquelles réagissent les âmes humaines éprouvées par une désagrégation sociale, nous avons observé que l’esprit de confusion, dont nous venons d’étudier diverses manifestations, est une réponse psychologique à une espèce d’effacement systématique des traits individuels fortement marqués qui caractérisent une civilisation en période de croissance. Notons que la même expérience peut, alternativement, susciter une autre réponse - un éveil du sens de l’unité - qui est non seulement distincte de la tendance à l’unification mais en est l’antithèse. La pénible et troublante dissolution des formes familières, qui conduit les esprits faibles à croire que la réalité ultime n’est que chaos, peut révéler à des cerveaux plus vigoureux et plus avertis la vérité: le film vacillant du monde aperceptible est une illusion, incapable de cacher l’unité immuable qui lui est sous-jacente». (6) Le «sens de l’unité», c’est donc ces «traits individuels fortement marqués qui caractérisent une civilisation en période de croissance», un trait qui spécifie comportements, sentiments et modes de vie à partir desquels la civilisation aura tendance à forger son identité. De la communauté primitive à l’humanité, ce trait ne fait que s’amplifier, s’amplifiant se diversifier, se diversifiant se raffiner, bref accéder à la définition morale de la Civilisation: «l’adoucissement des mœurs» comme l’appelait Voltaire. Mais Toynbee précise. Ce trait qui spécifie ne se confond nullement avec une «tendance à l’unification» territoriale, matérielle, spirituelle. C’est au niveau psychologique et non économique ou politique que ce «sens de l’unité» se définit. Lorsqu’il tend à se traduire par une institution universalisante - l’État universel comme la religion supérieure -, c’est que la désagrégation de la civilisation s’accélère et, perdant pied face à elle-même, essaie de se rattraper par des substituts institutionnels. Le marché, aujourd’hui, l’Empire de l’Antiquité au IIIe Reich et à l’Union Soviétique, sont de ces béquilles qui pallient une unité en déroute en donnant l’impression de restaurer, parmi ses populations, le «sens de l’unité».

Passer de la définition négative de Toynbee à celle, positive, de Raymond Aron permet de comprendre ce qu’est la conscience historique comme confirmation du «sens de l’unité» collective. Pour Aron, «chaque collectivité a une conscience historique, je veux dire une idée de ce que signifient pour elle humanité, civilisation, nation, le passé et l’avenir, les changements auxquels sont soumises à travers le temps les œuvres et les cités» (7), alors que pour l’historien Charles Morazé, ce «sens de l’unité» est véritablement constitutif de l’historicité que l’on peut considérer comme ces traits de comportements, de sentiments et de modes de vie que soulignait Toynbee. Pour Morazé, cela devient la logique de l’histoire: «Toute structure passionnelle, individuelle ou collective, est faite de déséquilibres mutuellement compensés. Quand ils le sont assez, ils font d’un individu, d’un groupe, d’un peuple ou d’une culture, un ensemble relativement stabilisé d’organes, d’institutions et de représentations aux contradictions internes non excessives. Mais tout peut être rompu par ce qui fait événement, et un nouveau système de contradictions se substitue à celui qui s’est défait. L’historicité est un jeu de dissymétries actives dont les excès sont ceux de l’histoire même, laquelle ne suscite nouveauté et progrès qu’en détruisant un acquis antérieur». (8) D’où, à travers l’alternance des symétries et dissymétries, naît une «obscure certitude des hommes qu’ils ne font qu’un, emportés qu’ils sont dans l’énorme flux du progrès qui les spécifie en les opposant. On sent bien que cette solidarité est liée à l’existence implicite, que chacun éprouve en soi, d’une certaine fonction commune à tous. Nous appelons historicité cette fonction». (9) L’historicité (de Morazé) s’associe donc au «sens de l’unité» (chez Toynbee) et à la conscience historique (chez Aron). Sous trois dénominations, nous en venons à parler de la même chose. Ce sens structuré par une logique interne, celle de la pensée de l’historien qui interprète celles que lui livrent artefacts, documents, témoignages, observations, analyses, etc. et les formes que prennent les civilisations afin de maintenir cohérente, fonctionnelles (et dysfonctionnelles lorsqu’arrive un événement (traumatique)) l’ensemble collectif considéré: la Cité-État antique, l’État absolutiste, l’État autocratique oriental, l’État socialisant inca ou l’État totalitaire occidental contemporain et même l’État démocratique où les institutions semblent les moins liés à la volonté de totalisation et d’unification universelle, ce qui est, bien évidemment, une erreur de jugement comme l’avait soupçonné Tocqueville lorsqu’il mentionnait la tyrannie de la majorité.

Le «sens de l’unité» implique une pulsion d’origine significative, symbolique «le sens» et une valeur morale, idéologique, «l’unité», les deux préférables à la «paroissialisation», les morcellements, les oppositions dissymétriques. Ensemble, ils donnent accès à l’historicité comme identité spécifique à une civilisation qui la distingue des autres. Plus une civilisation est riche d’oppositions, de paroisses et de morcellements, au risque d’affronter des conflits internes majeurs (guerres civiles), plus elle développe des moyens institutionnels et culturels de consolidation. Le «sens» commandera un investissement affectif positif majeur, tandis que «l’unité», d’aspiration pourra très bien se faire contrainte. Ce qui arrive avec les solutions d’État et d’Église universels. Car, il est toujours préférable que l’investissement positif maintienne l’idéal comme aspiration à laquelle les membres de la collectivité se rallient spontanément, mais la volonté de vivre de ces grands ensembles que sont les civilisations débouchent généralement sur la contrainte, soit par un État à prétention universelle avec une Loi dominante qui efface ou subordonne les lois régionales ou nationales, soit par une Église universelle porteuse d’une religion supérieure dans la mesure où elle fait de sa diffusion, de la conversion volontaire ou contrainte doublée d’intolérance aux hérésies, aux hétérodoxies et aux dissidences. Pour une civilisation en état de crise, ce sont toujours les mêmes moyens auxquels elle recourt afin de retarder son déclin et sa désagrégation. Le maintient de l’unité tangible traduit ce «sens de l’unité», aperceptible mais bien présent, qui rend la vie en société possible, voire même harmonieuse.

Le «sens de l’unité» est confronté par les dimensions de la représentation mentale. Ces dimensions sont, toujours les mêmes: l’espace, le temps, le tégument corporel - une sorte de Moi-peau collectif, pour reprendre une expression heureuse de la psychanalyse. Enfin, une dynamique doit animer ces dimensions, celui de l’intrigue. Il y a Histoire parce qu’il se passe quelque chose. Des événements, des conflits, des catastrophes, des crises psychologiques et morales, des productions économiques matérielles, artistiques, artisanales, pédagogiques, etc. Des discours, des rhétoriques, des philosophies et des théologies, des dramaturgies, théâtrales comme cinématographiques, fournissent les éléments d’une ontologique (catégorie des êtres), d’une esthétique (catégorie des formes), d’une éthique (catégorie des comportements selon les valeurs) qui consolident ce «sens de l’unité» en une unité effective, concrète, tangible, inscrite dans les productions civilisationnelles. Lorsque le «champ intelligible d’étude» se contente d’une description statique, l’étude relève alors du champ des sciences sociales (sociologie, sciences politiques, démographie, etc.) Il y faut la dimension temporelle, la durée, la césure temporelle qu’est l’événement, bénéfique ou traumatique, pour que le «sens de l’espace» puisse se développer, s’agrandir ou se rétrécir. Enfin, en tant qu’«organisme», la civilisation se dote d’une tête: une capitale; une série de fluides: le langage, les rites, les symboles, la monnaie, les routes, etc.; des membres: les corps sociaux (castes, ordres, classes), les corps professionnels, les cadres appareils d’État (l’armée) ou d’Église (le clergé); enfin un influx électrique nerveux qui perçoit et qui fait agir: les affects, les valeurs, les idées, les modes d’expression… C’est ainsi qu’on peut parler du corps de l’histoire, comme l’on parle déjà du corps de la nation ou du corps de l’Empire et que le Léviathan de Hobbes illustrait d’un Roi-État au corps formé de ses membres, de la société civile, des citoyens. Il s’agit là d’une vision de l’esprit qui dépasse ce qu’on entend habituellement par une métaphore. Le corps de l’histoire est bien une représentation corporelle, donc organique, qui donne de l’Être aux acteurs de l’Histoire. En l’incluant dans l’espace (un segment de la planète Terre), dans le temps (un segment dans la durée physique) et par la somme des intrigues (les aléas du développement entre structures et conjonctures), l’Imaginaire collectif crée ainsi une poétique tout à fait complète, à l’image de celle vécue par chaque individu. Une individualité se dégage qui fait appel aux connaissances de la géographie, du passé, des institutions, des cultures en vue de constituer une vie à cet Être. Le corps de l’histoire est donc intemporel dans la mesure où il dépasse même les limites de son existence. Et même mieux, plus un organisme civilisationnel est disparu depuis des siècles, plus il semble constituer la matière même de la connaissance historique. La civilisation égyptienne, l’assyro-babylonienne, la mésoaméricaine, l’andine, la maya, l’indo-européenne, la minoenne, la syrienne (Phénicie-Carthage), l’hellénique, sont des civilisations «mortes» dans la réalité, mais toujours vivante comme matière historique.

Le concept de poétique est alors essentiel puisqu’il rappelle que le «sens de l’histoire» est un acquis et non innée. Les civilisations, certes, ont existé, mais à une époque où ce mot n’existait pas. Elles ne se sont donc pas conçues comme civilisations, mais, selon les époques, comme Cité-États, comme royaumes, comme nations, comme imperium. De manière anthropocentrique, elles se sont définies comme la «Civilisation», celle des citoyens évolués, en opposition avec les barbares, ceux qui ne possédaient ni la langue des citoyens et encore moins l’écriture. Ces barbares ont été observés par Hérodote en Grèce, Tacite et Ammien Marcellin à Rome, Marco Polo et Christophe Colomb en Occident, Ibn Khaldun dans la civilisation musulmane. À partir de leurs observations, des littératures, des anthropologies se sont élaborées. Des représentations sociales dans l’espace, différençiant le «Nous, les civilisés» d’«Eux, les barbares, les sauvages», se perpétuèrent, longtemps, à travers les manuels scolaires. Voilà pourquoi, à la réalité objective, les vérités subjectives ont primé le pas. Comme chaque civilisation se représentait comme l’Empire du Milieu (la Chine), se donnait le Roi des Rois (la Perse), bénissait urbi et orbi, la cité et le monde (Rome), se faisaient l’éducatrice de l’Hellade (Athènes), les porteurs de la Liberté (l’empire américain), la poétique de l’espace se dessinait à partir de cet ethnocentrisme narcissique. De même, chacune de ces civilisations s’est crûe immortelle, roulant avec les cycles du temps. C’était là la meilleure façon de se concevoir comme identique à l’éternité. Les guerres cosmiques, comme dans le Mahabhârata, se déroulent à des intervalles qui défient le comput humain. Le Christianisme, occidental et oriental, place une eschatologie sensée s’achever par une Apocalypse qui marquera la fin des Temps et le triomphe des Justes au Royaume des Cieux, façon de dire que la vie se poursuivra sans la présence du Mal, de la douleur et de la souffrance endurée dans cette vallée de larmes. Même les États-Unis, aujourd’hui, si fier de leur libérté, de leur démocratie, ne peuvent s’imaginer qu’ils sont un pays qui disparaîtra un jour de la géographie politique. Pour eux, la démocratie libérale a arrêté le cours de l’histoire et marqué l’arrêt d’évolution mentale et sociale de l’homme. La pérennité est une obsession qui défie la mort et par-delà, structure la poétique du temps. Le concept de durée, développé par des philosophes à la suite de Bergson, des romanciers à la suite de Proust, etc., traduit l’expérience intime de la vie suivant les métamorphoses et les changements qui s’opèrent en elle sans jamais la transformer au point de rompre son identité. Enfin, les grands événements inscrits dans la poétique de l’espace et ponctuant la poétique du temps, témoignent des continuités et des ruptures dans le corps de l’histoire. Bénéfiques ou traumatiques, ces événements marquent un endroit précis: une cité, un pays; à un moment précis de la durée: une date, une période brève ou de durée moyenne, l’action créatrice ou destructrice d’une personnalité qui mérite être retenue par la mémoire, une place identifiée dans le déjà vu de la mémoire, et qui inspirera artistes et littéraires, nourrira la mythologie nationale ou civilisationnelle. Le passage du Rubicon par César, la prise de Tenochtitlàn par Cortez, la destruction de Bagdad par Tamerlan, la prise de Constantinople par les Turcs, le règne de Pierre le Grand en Russie, la guerre de Sécession américaine, illustrent bien comment la poétique de l’intrigue projette l’Histoire comme le Grand Théâtre du Monde, selon le titre d’une pièce du dramaturge espagnol Calderón. On comprend un peu mieux, sûrement comme jamais Toynbee ne l’a comprise, la richesse de l’historicité en tant que concept. La conscience historique comme une conscience fournie, structurée, de l’élémentaire au sophistiqué. Là où les historiens en appellent à la spécialisation pour venir à bout de toutes ces historicités, il ne faut jamais oublier que l’histoire est une connaissance de synthèse; qu’il y a un au-delà de la spécialisation et que si l’Histoire n’est pas un bloc, avec ses contradictions et ses dissymétries, elle n’est pas l’Histoire, mais une suite de monographie. Bref, l’Histoire est plus que la somme des connaissances historiques qui nous en rendent compte.


Poétique de l’espace

Commençons donc par la poétique de l’espace. La géographie, la morphologie de la part d’espace occupée par une civilisation. À première vue, une civilisation loge sur un espace terrestre. L’Occident, c’est d’abord l’Europe; la Chine, la péninsule indienne, les corridors de transhumance du Proche-Orient, l’Afrique, l’Amérique. Mais la civilisation peut s’identifier aussi à un espace maritime: la thalassocratie de Minos, civilisation antérieure à la civilisation hellénique et gouvernant la Méditerranée orientale; la thalassocratie nipponne, surtout au XXe siècle; la thalassocratie britannique du temps d’Élisabeth à celui de Victoria; la thalassocratie néerlandaise, les routes de la soie, du papier, des esclaves… la civilisation normande qui s’est étendue aussi loin de la Scandinavie aux côtes du Labrador à l’ouest et à la Sicile au sud et pénétrée les fleuves russes et les rivières européennes peu après le règne de Charlemagne sont, sinon des civilisations in se, sont des membres qui tendent à élargir la circonférence civilisationnelle. Du développement du transport aérien à la saisie des ondes hertzienne aujourd’hui, la civilisation occidentale achève la mondialisation en s’emparant des postes émetteurs et envahit les postes récepteurs de ses messages de publicité ou de propagande. «Ici Radio-Londres» du temps de la Seconde Guerre mondiale a montré la voie avec laquelle les appareils de télécommunications pouvaient servir à infiltrer les idées et à les mobiliser en fonction des intérêts d’un parti sur ceux des autres. Sans ce prolongement de la société de consommation à travers la société des communications, la mondialisation n’atteindrait pas les objectifs qu’elle s’est fixée depuis la fin du XXe siècle. On perçoit déjà mieux l’étendue et la variété que prend la poétique de l’espace civilisationnelle.

Pourtant, si paradoxale que cela puisse paraître, la poétique de l’espace ne se définit pas d’abord à partir de la géographie. On sait, aujourd’hui, combien l’idée de «frontières naturelles», ou même le concept américain de Frederick Jackson Turner de «Frontière» suscitant la forme particulière de démocratie en Amérique, sont des vues de l’esprit qui ont animé diplomates et politiciens. L’historiographie bainvillienne, une historiographie nationaliste et réactionnaire, tissait de Charlemagne à saint Louis, à Richelieu, à Danton, à Gambetta et à Clemencau la continuité d’une définition territoriale de la France qui n’était que rarement dans l’esprit des hommes d’État, esprits généralement pragmatiques. Certes, les Pyrénées, les Alpes, l’Himalaya sont perçues comme des frontières naturelles créant obstacles à l’interpénétration des civilisations. La diffusion du bouddhisme au Tibet comme du romanceros dans la littérature courtoise ou encore la Renaissance italienne dans les grandes capitales européennes, mettent en évidence que ces frontières naturelles ne sont pas si infranchissables qu’on le suppose. À l’opposée, les océans, véritables frontières naturelles, ont souvent bloqué la diffusion des civilisations. Si dans des zones maritimes fermées, comme la mer Égée (pour Minos), la mer Adriatique (pour Venise), la mer Jaune (pour le Japon), la mer Noire et la Gaspienne pour l’empire byzantin relayé par l’empire ottoman) ont favorisé les contacts entre civilisations et aidé celles-ci à se définir en fonction de ces mers, ainsi que le démontra Fernand Braudel avec la Méditerranée pour les civilisations hellenique, égyptienne, syrienne, les deux civilisations chrétiennes et la civilisation musulmane; à l’opposé, le Golfe du Mexique n’a pas créé, avant l’arrivée des Occidentaux, une véritable mer intérieure favorable aux échanges entre les civilisations mésoaméricaines et les tribus caciques des Antilles. Il apparaît donc difficile de supposer une loi géographique à l’origine des civilisations, un peu à l’exemple de celle énoncée par le géographe Mackinder au début du XXe siècle, où les nations maritimes apparaissaient développer le commerce et la démocratie (Athènes éducatrice de l’Hellade, Venise et Gênes, les thalassocraties minoenne et britannique) tandis que les nations continentales seraient productrices de despotismes (la Chine impériale, la Russie tsariste, la France et l’Allemagne absolutistes, mais pas les États-Unis d’Amérique ni le Canada), loi géographique qui se révélait davantage comme un système idéologique favorable aux intérêts britanniques et à son mode d’impérialisme par le marché plutôt que par la conquête militaire.

Les déserts, les jungles tropicales, les hauteurs montagneuses apparaissent comme des obstacles qui lancent de véritables défis à l’expansion des civilisations. Une fois balayées par la désertification, les civilisations disparues du Sahara se révèlent aujourd’hui comme de brillantes civilisations africaines préhistoriques. Les jungles de l’Afrique équatoriale et tropicale ont favorisé, à la fois, l’isolement des civilisations septentrionales tout en favorisant le commerce entre les tribus et créer de véritables réseaux commerciaux intérieurs régis par des roitelets transformés aujourd’hui en dictateurs populistes faisant souvent preuve d’une violence extrême peu commune. Les abrupts pics des Andes ont permis la création de terrasses reliées au-dessus des précipices par des ponts suspendus de lianes, favorisant le développement de la civilisation andine sous la domination inca. Il n’y a pas jusqu’aux îles polynésiennes qui ont servi de bases à la dissémination des premières civilisations, s’étendant, comme un élastique, jusqu’aux îles Hawaï, de Pâques et Galapagos, au risque de l’étirer jusqu’à ce que l’élastique se rompe, abandonnant à leur sort les polynésiens qui s’y étaient aventurés! Conclusion, la poétique de l’espace n’est pas nécessairement une donnée de la géographie, mais la conscience historique s’en sert en vue d’investir de signifiance et de valeurs l’appartenance à une portion exclusive de l’espace qui serait inscrite de tous temps et façonnée par une série d’événements marquants et fondateurs.

Sans doute Toynbee avait-il raison de considérer ces civilisations comme arrêtées ou avortées par des défis qui dépassaient leurs capacités de réponse ou de maintenir un rythme de développement continue. Les peuples inous présentés comme civilisation avortée explique mieux leur condition que les camper dans la catégorie des sociétés primitives. Les anthropologues qui, à la suite des leçons de Mauss et de Levi-Strauss, ont vécu et étudié ces peuples amérindiens ont fait surgir un trésor de civilisation inestimable et Morgan avait raison, avant Engels et Bachofen, d’entrevoir l’union des tribus iroquoises comme un signe avant-coureur de fusion comparable à ce que furent les cités grecques avant de former la base de la civilisation hellénique. La phénoménologie du processus civilisationnel implique le rapport des hommes à l’espace, mais la poétique de l’espace inscrit en représentation mentale le territoire à partir duquel le sentiment religieux, le droit de disposition, de possession ou de propriété, de transmission intergénérationnel cet espace se spécifie.

Dans l’interprétation de Toynbee, toutefois, l’espace - le milieu - est non une qualité déterminante, mais un défi lancé à un groupe humain, défi qu’il ne peut s’éviter de relever. La poétique de l’espace serait donc une poétique passive. La terre est là. Le Nil ici, l’Indus là, le Hoang Ho ailleurs, autant de fleuves dont la domestication est indispensable afin d’établir des communautés agricoles qui serviront de chevilles ouvrières à l’établissement d’un État, ces mégamachines comme les appelait Lewis Mumford, qui s’érigeront grâce au travail d’esclaves essentiellement, et de cultivateurs indépendants, puis des artisans urbains une fois les Cités-État - Memphis, Mohendjo Daro, Pékin - seront érigées sur leurs cours. Or la poétique de l’espace peut aussi être analysé d’un point de vue d’un rôle actif, dans la mesure où elle structure le rapport des membres de la civilisation avec leur espace géographique, climatologique, géologique. La politique, au premier rang, mais aussi, non loin derrière, la littérature, la philosophie, la religion, la musique et les arts de la photographie et du cinéma ne cessent de reposer sur les apports de l’espace comme représentation mentale. Les civilisation égyptienne, indienne et chinoise donnent des exemples de ce que Hérodote, voyageur étranger, considérait l’Égypte comme un «don du Nil».

J’ai mentionné plus haut les «frontières naturelles», mythe géographique des nationalismes. Dans les faits, les frontières naturelles sont rarement désignées comme lignes de démarcation entre nations et civilisations. Le Rhin n’a pas toujours partagé la France de l’Allemagne, de même la Manche la France et l’Angleterre. Bref, les frontières sont mouvantes. Avec elles, des peuples changent de nationalités, parfois même, mais plus rarement, de civilisations. La conversion de la Pologne au catholicisme a tiré cette nation slave de la civilisation chrétienne-orthodoxe qui devait rester la religion de la grande majorité des Slaves. De même, le protestantisme a arraché aux Tchéques et aux Slovaques, les racines catholiques slaves. Dans l’optique des civilisations anciennes où l’on déportait d’une extrémité à l’autre des minorités nationales résistantes afin de créer des divisions et des rivalités internes que le gouvernement central serait mieux à même de maîtriser, des Bosniaques musulmans se sont trouvés sur le territoire européen mêlés aux Slaves orthodoxes de Serbie. Les guerres balkaniques du début du XXe siècle qui conduisirent à un troisième affrontement de portée mondiale cette fois, apparaissent comme une suite de règlements de comptes intercivilisationnels entre l’État universel turc, héritier de Byzance et les morceaux qui s’en sont détachés sous la pression des Empires austro-hongrois et russes au XIXe siècle. D’autre part, si l’Himalaya apparaît comme la frontière naturelle septentrionale de la civilisation indienne comme l’est l’océan Indien pour sa frontière méridionale, nous devons convenir que la première civilisation indienne, quasi exclusivement indo-européeenne, qui s’achève avec l’extension de l’empire des Mauryas au IIIe siècle av. J.-C., porteur, avec son empereur converti Açoka, de la foi bouddhiste, s’est établie le long du Gange avec Delhi pour capitale, avait une poétique de l’espace indien différente de la seconde civilisation indienne, celle des Goupta (IIIe siècle apr. J.-C.) qui, après avoir subi l’influence hellénique, s’était déversée sur le plateau du Deccan, opérant une série de métissages ethniques et culturels qui devait brunir la peau de la plupart des habitants de l’Inde. Pourtant, la civilisation indienne resta identique à elle-même, à travers sa religion, l’hindouisme - qui finit par balayer l’importante influence bouddhiste -, ses contes mythologiques (le Mahabhârata), ses livres sacrés (les Véda), son art architectural, ses danses, sa musique, etc. Donc, nous devons considérer les «frontières naturelles» rien de plus qu’une commodité temporaire pour définir les limites politiques d’un territoire en relation, peu ou prou, avec des accidents géographiques autour desquels les conventions internationales ont fixés le découpage des territoires.

Que des volcans aux cônes parfaits tels le Fuji Yama à Tokyo ou le Popocatepetl à Tenochtitlàn soient apparus comme des montagnes sacrées, pilliers du monde des divinités, nous permettent de remarquer l’effet de reflets que la géographie projette sur les représentations sociales. Les Grecs avaient leur Olympe et les Colonnes d’Hercule pour délimiter le monde des hommes de celui des dieux. De même, le toit du monde était situé à Lhassa, au Tibet, non loin des grands pics de l’Himalaya. En Amérique du Nord, les voies d’eau ont servi longtemps à établir les frontières entre les pays, les provinces et les états de l’Union. Au Canada, le fleuve Saint-Laurent est apparu longtemps comme l’épine dorsale du pays, de l’Atlantique aux Grands Lacs, à ce point qu’il fallut le prolongement de la voie ferrée pour donner l’impression que cette épine dorsale naturelle économique se poursuivait, «tout naturellement» (mais par un subterfuge technique), jusqu’à l’Océan Pacifique. Cette voie ferrée suivait, parallèlement, l’entente entre Britanniques et Américains sur le tracé artificiel de la frontière commune entre le Canada et les États-Unis (traité Rush-Bagot de 1817 qui fixe la ligne de la frontière au 49e parallèle), frontière vantée comme la plus longue frontière pacifique commune au monde! Les Russes firent la même chose avec le Transsibérien. De même, aux États-Unis, plusieurs voies partaient de Chicago et atteignaient San Francisco en passant par les plus grands centres de l’Ouest. Ce réseau de voies ferrées semblait prolonger, «naturellement» le long circuit du canal Érié qui liait l’Hudson et New York aux Grands-Lacs. C’est donc dire que les «frontières naturelles» souvent, sont poursuivies par des frontières tracées artificiellement, construites de mains d’hommes. À partir de ce moment, la notion de «frontière naturelle» perd de son aspect structural pour devenir un élément de contingence donnant une «individualité géographique» toute relative. Si, à l’intérieur de ces frontières, naturelles ou non, n’existe pas un sentiment de commune appartenance à ce territoire, l’objectivité de son existence reposera alors sur des conventions internationales.

La poétique de l’espace prend alors l’allure d’un «partage du monde», ce concept a été fort populaire aux lendemains des conférences internationales de Yalta et de Postdam, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au départ, il s’agissait d’un partage du continent européen qu’un mur artificiel, rompant Berlin en deux, vint concrétiser de façon empirique. On parla alors de Berlin-Ouest et de Berlin-Est, comme on parlait de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Allemagne de l’Est, puis de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe de l’Est. Ce «mur» entre l’Est et l’Ouest ne partageait pas la civilisation occidentale en deux, mais bien le seul continent européen. Il reprenait en fait des tracés remontant à l’époque de l’Empire romain des IVe-VIe siècles. La fracture de l’Empire romain d’Occident de sa partie consolidée d’Orient (Byzance), soumis aux différentes tribus goths, l’éloignait du pouvoir de l’Empire romain d’Orient. Ce faisant, elle anticipait la poétique de l’espace de l’Europe d’après-guerre. À cela s’ajoute un prolongement, une sorte de civilisation Extrême-Occidentale fournit par l’Irlande, jamais occupée par les Romains mais devenue, sous la pression des dévastations germaniques, la gardienne de la littérature chrétienne romaine. C’est ce caractère particulier qui devait lui assurer le rayonnement à la cour d’Aix-la-Chapelle où régnait Charlemagne. Aujourd’hui, la partie septentrionale de l’Amérique, les États-Unis et le Canada, apparaîssent comme l’Extrême-Occident. L’Europe et la Grande-Bretagne, dominantes au XIXe siècle, semblent affaiblies par les guerres civiles du XXe siècle et s’appuient désormais sur la protection militaire américaine manifeste à l’intérieur d’un organisme de défense nord-atlantique (O.T.A.N.).

Cette notion du partage de l’Europe avait pourtant eu ses précédents au XIXe siècle. En particulier le partage de l’Afrique, concrétisé à la Conférence de Berlin de 1884-1885. Ici, les puissances impérialistes, qui occupaient déjà de vastes territoires sur le continent noir, s’arrangèrent pour le dépecer en zones coloniales: l’Angleterre, la France, puis l’Allemagne, le Portugal, un peu l’Espagne possédaient parfois plus qu’un pied à terre sur le Continent. Il n’y avait pas jusqu’au roi des Belges, Léopold II, qui s’était approprié, en son nom personnel avant d’être forcé à le remettre au gouvernement de la Belgique, l’immense région du Congo. Les richesses naturelles puisées à même le sol et le sous-sol devaient entraîner, bien qu’à une échelle moins grande, les effets que l’exploration et la colonisation de l’Amérique avaient entraînés trois siècles plus tôt. On vit des artistes occidentaux tels que Picasso et Braque s’inspirer de l’art du Bénin pour modeler leurs sculptures, un peu à l’exemple des illustrateurs maniéristes qui recouvraient les murs de palais aussi célèbres que la Bibliothèque San Giovanni Evangelista (entre 1573 et 1575) à Parme et la galerie des Offices à Florence, des guerriers mexicains et des serpents fantastiques pris dans la trame convenue de l’ornementation maniériste. «Quelle surprise également de reconnaître sur les coiffes des danseuses des Intermèdes de 1589 - une fête florentine longtemps restée fameuse et magistralement étudiée par l’historien de l’art Aby Warburg - des panaches de plumes analogues à ceux qu’arborent les guerriers d’Ixmiquilpan». (10) Des romanciers, à l’image de Joseph Conrad et de Rudyard Kipling, s’inspirèrent des brousses et des forêts tropicales comme Daniel Defoe, jadis, s’était inspiré d’un voyage à l’île Juan Fernandez pour plonger son Robinson Crusoé sur une île complètement déserte, à l’exception d’un autochtone, Vendredi, appelé à donner naissance à tous les faire-valoir de la littérature occidentale (rôle que ne tient pas Sancho Pença dans Don Quichotte). La guerre des Boers, à la toute fin du XIXe siècle, sonna même le tocsin de la domination britannique qui devait, en 1930, à la Conférence d’Ottawa, se changer d’Empire en Commonwealth. Les liens politiques s’effaçant progressivement pour ne laisser place qu’à des liens économiques et culturels: l’Angleterre complétait son virage du colonialisme à l’impérialisme.

L’Asie, au lieu d’être dépecée à l’image de l’Afrique, fut ramassée en zones d’influence. Chaque civilisation, de la syrienne musulmane à la japonaise, réagit directement à cette intrusion agressive de l’impérialisme occidental. La civilisation syrienne, arabe et musulmane, restait possession de «l’homme malade de l’Europe», c’est-à-dire de l’État osmanlis, dernier avatar de l’ancienne civilisation chrétienne-orthodoxe. La civilisation iranienne conservait le territoire qui fut jadis celui des Achéménides qui, après avoir passé de main en main à travers différentes dynasties autochtones, y accueillit l’islam chiite. Longtemps couvert par les invasions mongoles, les échanges avec l’ancien empire indien maurya indo-européen permit aux Parsis et au Sanskrit de transiter d’une civilisation à l’autre. C’est l’un des cas de perméabilité de civilisations des plus évident qui soient. Objet des guerres coloniales durant la Guerre de Sept-Ans (1756-1763), l’Inde tomba entre les mains de la Compagnie des Indes orientales anglaises avant de passer sous la tutelle directe du gouvernement du Royaume-Uni. Le gouvernement conservateur de Benjamin Disraeli consacra même la reine Victoria «impératrice des Indes», elle qui ne vint jamais dans ce British Räj où des roitelets, des Maharadjahs, servaient d’intermédiaires entre le gouvernement colonial anglais et les populations locales. La civilisation sinique était dominée par l’Empire du Milieu, qui se représentait comme le «centre du monde», entre le lointain Empire romain et l’Océan du Soleil Levant où elle s’était étendue jusque dans les petits royaumes de Corée et du Japon. Cette civilisation poussait, dans le sud, jusqu’aux limites de l’Indonésie, dominant les sub-cultures vietnamienne, khmer et Thaï. Aussi, l’empire chinois, déjà dominé par un prolétariat externe, les Mandchous, depuis le XVIIe siècle, subit-il le sort le plus rapproché du partage africain. Après les deux guerres d’opium menées par les Anglais et les Français, la Chine fut partagée entre Russes, Français, Anglais, Allemands, Japonais et Américains, jusqu’à soulever, au tournant du XXe siècle, la fameuse révolte des Boxers visant à chasser les «barbares» occidentaux en commençant par les massacrer. Cette épreuve de force entre l’Extrême-Orient et l’Occident conduisit la Chine à sa décomposition finale avant que la révolution de 1949 lui permit de se ressaisir sous la trique communiste. Pour sa part, le Japon resta fermé sur lui-même jusqu’au XIXe siècle, figé dans son impérial dédain sous le Shogunat des Tokugawa. Ce n’est qu’après 1868, lorsque l’Empereur de la dynastie Meiji reprit le pouvoir entre ses mains, que les Japonais décidèrent d’échapper au sort de la malheureuse Chine en devançant la mise en tutelle occidentale …en s’occidentalisant, réalisant ainsi une véritable révolution culturelle qui transforma le commerce, l’industrie, la scolarisation, l’administration, l’ingénérie civile et militaire du Japon. Dans tous ces cas de contacts entre civilisations, sous l’impulsion de l’agressivité occidentale, le continent asiatique vit ses différentes régions, ses différentes civilisations et nations, réagir tout autrement les unes des autres, montrant la riche variété des cultures et des comportements humains. Les Asiatiques prenaient ainsi conscience de l’importance des frontières dans la conservation de leur intégrité sociale et leur cohésion nationale. Les guerres post-coloniales, telles la partition de l’Inde (et la fondation des Pakistans), le conflit sino-indien pour le Tibet et le Népal, les sécessions au Vietnam et en Corée sous la pression des partis communistes, l’Afghanistan qui resta un enjeu incertain des puissances occidentales et le partage des vestiges de «l’homme malade de l’Europe» après le traité Sykes-Picot aux lendemains de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’irruption de l’État d’Israël en Palestine, au cœur du monde arabo-musulman, ont contribué à forger la poétique de l’espace asiatique tels que les différents peuples se sont mis, sous la pression des événements, à la concevoir.

L’espace influe-t-il sur le comportement ou le caractère des collectivités? À une époque où l’on parlait de «l’âme russe», du «génie français», de la «race canadienne-française», c’est-à-dire au début du XXe siècle, il était accepté comme évident que chaque peuple avait un caractère modulé par les trois facteurs retenus par Taine: le milieu, la race et l’histoire (la suite événementielle). Pour l’historien français réactionnaire, la littérature anglaise était le produit d’un type psychologique et social particulier, propre à l’insularité de l’Angleterre. La diffusion et la mésinterprétation des thèses de Taine ont conduit, on le sait, à des généralisations qui ont fini par avoir raison de la psychologie des peuples. Si on peut établir, avec Le Senne, des caractères-types à des individus, la chose apparaît moins évidente pour les collectivités, et c’est d’autant plus vrai quand le métissage s’accélère et diversifie les apports sur une large échelle, comme à l’heure de la mondialisation. Le flegmatisme britannique n’a jamais empêché de déchoir de sa grandeur. Même la carrière d’un parfait flegmatique, Winston Churchill, se résume à un bilan davantage négatif que positif, même si son discours de «la sueur des larmes et du sang» a su mobiliser la députation puis le peuple anglais dans sa résistance durant la Bataille d’Angleterre. Comparé à l’effondrement quasi instantané de l’engagement outre-Manche des Français, il est difficile de ne pas voir, lors de l’affaire du canal de Suez, dix ans plus tard, les deux puissances coloniales du XIXe siècle, la France et l’Angleterre, se soumettre au diktat des deux superpuissances engagées dans la Guerre Froide, les États-Unis et l’U.R.S.S. Il faut donc mesurer avec prudence les influences de l’espace sur la psychologie collective des groupes humains.

Certes une civilisation essentiellement paysanne ne réagira pas de la même façon qu’une civilisation fortement urbanisée. La civilisation hellénique, tournée vers ses opportunités méditerranéennes donna un empire commercial avec Athènes, Syracuse et Rome comme têtes de pont. Tout comme sa vis-à-vis syrienne qui, de Tyr à Carthage avait dressé une véritable ligne commerciale. Par contre, orientées essentiellement vers les déserts et les rives limoneux des grands fleuves, les civilisations égyptienne et assyro-babylonienne ont produit des empires au profil totalitaire. Le pharaon d’Égypte était vu comme une divinité vivante, tandis que les rois assyro-babyloniens érigeaient des pyramides où, avec les astrologues, ils pouvaient monter jusqu’au ciel et s’entretenir avec les dieux, stéréotype repris par Moïse gravissant le Sinaï pour recevoir de Yahweh les Tables de la Loi et les ramener au Peuple d’Israël. Civilisations des océans et civilisation des déserts continentaux s’opposaient déjà à travers des rites religieux, des pouvoirs politiques et des productions culturelles nettement différenciées. Elles semblait déjà suggérées les thèses défendues par le géographe Mackinder au début du XXe siècle. Bref, des types se dégageaient qui, comparés, permettaient de classifier la relation étroite entre la civilisation et son environnement spatial.

Plus une collectivité est étendue dans l’espace, plus elle a des chances de rencontrer des différenciations géo-climatiques. Les Anglais, venus des brumes d’une petite langue de terre flottant à proximité de l’Europe, se sont étendus sur l’ensemble de l’Amérique du Nord, mégacontinent s’étendant de l’espace boréal aux tropiques; ils ont églement colonisé un autre continent, l’Australie, quasi désertique, et les îles volcaniques de la Nouvelle-Zélande; déjà ils avaient conquis la péninsule indienne pour y établir un état antithétique à l’Angleterre, le très bureaucratique British Räj, quand ils ne s’établissaient pas dans des endroits plus torrides et sauvages, en Afrique, où la guerre des Boers sembla sonner le glas de l’Empire. De plus, leurs réseaux commerciaux se sont étendus sur l’ensemble de la planète comme une toile qui tirait vers Londres les produits les plus diversifiés de la consommation. L’Angleterre relayait ainsi le puissant empire espagnol où des villes comme Séville et Cadix, qui avaient longtemps siphoné les richesses de l’Amérique, n’avaient pu tenir tête à la Perfide Albion. Est-ce que le climat humide et frais de leur langue de terre les prédisposait à s’adapter à tous les sols et tous les climats de la planète? Ce qui fut, paradoxalement, refusé à leurs voisins continentaux français, allemands, et italiens, alors que l’expansion espagnole, hollandaise et portugaise, ou s’émoussa, ou se pétrifia dans des zones aussi éloignées que Goa, l’Indonéisie et certains archipels du Pacifique Sud?

D’autre part, des comparaisons hasardeuses ont fait naître des identités jumelles discutables. Si je prends le peuple Québécois, ou Canadien Français selon l’époque de son histoire, on a comparé son attitude mystique à celle des Russes: raison? les longs mois d’hiver, le mysticisme extrême suivi d’un brusque délestage de la tension sexuelle ouvrant sur des comportements licencieux: «L’immense espace russe, encerclé de montagnes, de déserts et d’océans, six mois bloqué par le froid, enfermait les populations dans une prison. Sur cette terre où rien ne changeait, l’autocratie avait réussi depuis trois siècles à empêcher le peuple de prendre conscience de son malheur et de sa misère infinie. Les flambées paysannes du XVIIIe siècle semblent n’avoir d’autre suite que de marquer au fer rouge la chair du peuple russe: elles indiquaient déjà qu’en Russie, la révolution serait laïque et sociale». (11) Or, la même comparaison était également portée entre Québécois et Irlandais, longtemps soumis à une autorité catholique contraignante. Puis aussi avec l’Espagne franquiste qui devenait l’équivalent d’un duplessisme hard. Le caractère ou le comportement collectif québécois ressemble-t-il à ce point à ceux des Russes? des Irlandais? des Espagnols? Et pourquoi ces quatre catégories ne se compareraient-elles pas également entre elles? Après tout, il existe un mysticisme russe à l’image du mysticisme irlandais et espagnol, tous aussi variés qu’ils peuvent déboucher sur le fanatisme et le délestage sexuel. Depuis la philosophie de l’histoire de Michelet, publié en 1830, l’exercice de brosser à grands traits les subtilités qui différencient les grands peuples les uns des autres s’est perpétué jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Un sociologue aussi averti qu’André Siegfried (12) et un humaniste de la trempe de Salvador de Madariaga (13) parlaient sérieusement d’«âmes des peuples» ou comparaient ainsi Anglais, Français et Espagnols. La question qui nous concerne, hic et nunc, le lien avec la poétique de l’espace demeure donc une question mal posée. La psychologie collective ne provient pas d’une forme géophysique particulière de l’espace. Certes, les membres d’une collectivité peuvent se trouver marquées par les efforts d’adaptation aux sols ou à la succession plus ou moins brusque ou radicale des saisons. Un Parisien n’est pas un Français de la côte bretone ou de Marseille, des Pyrénées ou du Cévenol. Les Espagnols de Cadix et de Séville se distinguent nettement de ceux de Madrid plantés au centres de la Castille, et ne parlons ni des Basques ni des Barcelonais qui ne se considèrent pas plus espagnols qu’il le faut. La différence entre les Italiens de la Savoie, de la Toscane et de Naples et de Sicile rend le concept national d’Italie aussi précaire qu’il apparaissait au temps des grandes cités de la Renaissance. Tous Italiens, sans doute, mais aussi très diversifiés de caractères selon les localités. S’il n’y avait pas cette «obscure certitude» d’appartenir à une même unité, certitude entièrement subjective souvent confortée par des incursions extérieures, il resterait peu de chose de l’unité italienne. C’est donc dire que la poétique de l’espace est fabriquée à rebours des unifications urbaines, nationales ou civilisationnelles. Plus nous nous avançons dans le temps, plus nous nous diversifions dans des mégacivilisations à vocation universelle, plus nous devons définir subjectivement l’espace de la civilisation, au-delà même des réalités objectives. Planté en plein Himalaya, à cheval entre l’héritage de la civilisation indienne et de la civilisation sinique, le Tibet sera chinois ou non selon une représentation sociale avant de l’être par des moyens militaires et des rattachements politiques. Pour le moment, la Chine tient le bon bout du bâton, mais sa poétique de l’espace n’englobe le Tibet que dans la mesure où le régime de Pékin façonne, par sa propagande, l’insertion «naturelle» du Tibet dans la poétique de l’espace chinois. Elle avait déjà opéré de même avec le Vietnam durant un millénaire.

La poétique de l’espace joue donc un jeu dans le façonnement des caractères et des comportements, mais seulement sur un espace restreint et particularisé. Outre les comportements dictés par le milieu naturel immédiat, il faut retenir aussi les conditionnements par des institutions hyperspécialisées. Pour que la poétique de l’espace s’étende à des ensembles plus larges, il faut un système d’éducation universalisé à l’intérieur des limites de la civilisation. Il faut également des échanges entre les régions différentes, souvent opposées, voires rivales. Il faut aussi, et surtout, créer un «sens de l’unité» transcendant les ressentiments régionaux. Mieux ce sens sera fourbi, mieux les populations l’intégreront. Mieux, aussi, il sera en mesure d’absorber les métissages étrangers.

Toutefois, la poétique de l’espace peut suggérer à des communautés l’hyperspécialisation de ses institutions. Toynbee retenait Sparte et la Prusse comme exemples d’États hypermilitarisés. Après tout, ne disait-on pas, dès le XVIIIe siècle, que la Prusse n’était pas un pays qui avait une armée, mais une armée qui avait un pays? Et Sparte, si elle montra son invulnérabilité militaire en gagnant sur Athènes la guerre du Péloponnèse, elle ne put réformer à sa volonté la bourgeoisie de l’éducatrice de l’Hellade et, après une période de dictature d’occupation, elle abandonna aux démagogues la décadence de la cité jusqu’à Chéronée où les barbares Macédoniens imposèrent à l’Hellade - à l’exception de Sparte - ce qui deviendra l’empire d’Alexandre le Grand. Il en était de même de Carthage, d’où les réseaux commerciaux s’installaient afin d’envelopper la Méditerranée occidentale comme ceux de Phénicie enveloppaient la Méditerranée orientale. Les deux puissances commerciales parentes eurent, malgré tout, des destins opposés. Après une série d’affrontements militaires avec Rome, Carthage fut détruite et rasé après avoir érigé une civilisation où le sacrifice d’enfants à une divinité martiale en faisait une entité monstrueuse. La Phénicie originaire cependant se maintint, malgré les occupations successives des Grecs puis des Romains, franchit le Moyen Âge dominée par les Arabes tout en conservant une forte minorité chrétienne dominée jusqu’à ce que le Liban soit détachée, après la Grande Guerre de 14-18, de l’empire ottoman où les Français exercèrent un protectorat bénéfique qui fit de lui, pour un temps, une petite Suisse orientale.

Notre exploration de la poétique de l’espace nous conduit à considérer celle-ci comme une partie constituante du «sens de l’unité», propriété de l’Historicité, de la représentation mentale collective de l’Histoire. Celle-ci capitalisera sur les relations entre les parties constituants l’in-side et l’out-side de cette poétique. À la suite des travaux de la représentation des espaces suisses (villes, cantons, pays), Piaget nous a tracé la voie pour comprendre le processus de formation, chez les individus puis parmi la collectivité, de la constitution de cette homogénisation des espaces les uns par rapport aux autres. Certes, les affllux du Symbolique et de l’Idéologique contribuent amplement à tracer les circonférences de chacun en distribuant les affects, positifs et négatifs, selon souvent une échelle gradée du meilleur (allié) au pire (adversaire). Le siècle des totalitarismes et de la Guerre Froide nous a appris à regarder les autres pays, les autres peuples, selon une distribution étalée d’un extrême à l’autre de cette échelle. Après la chute du mur de Berlin et les réformes amorcées par le gouvernement de Gorbatchev, l’ex-URSS, considéré encore par le Président Reagan comme «l’Empire du Mal», est devenu un allié occidental, mais pas tout à fait encore bien accepté puisque la nouvelle Russie soulève, de la part des pays d’Europe la même méfiance que jadis, certes atténuée par le fait que de Russie et d’Ukraine proviennent pétrole et gaz nécessaires à la grande consommation énergétique des pays européens. En attendant, l’univoque «Empire du Mal», suivant les aléas de la diplomatie américaine, a glissé de l’U.R.S.S. à l’Iran. Le Président G. W. Bush parlait même d’États voyous, étant voyous les États qui ne se pliaient pas au diktat de la diplomatie de Washington. Les sentiments et les affaires, qu’on voudrait, d’une manière utopique, séparer, s’intermêlent une fois de plus.

Le tégument qui sépare donc l’in-side de l’out-side puise dans ce que le philosophe anglais de l’histoire, Collingwood, distinguait entre inside view et outside view. De quelles façons, nous voyons les événements de l’intérieur et de l’extérieur. Là où Collingwood en appelait à la critique interne et la critique externe des sources, nous devons également constater que les visions de l’intérieure d’un espace que l’on considère comme celui appartenant à notre territoire s’oppose à une perception extérieure de tout territoire (et de ses populations) en dehors du tégument tracé. Nous sympathisons avec ceux avec qui nous partageons un sentiment d’appartenance territorial; avec qui nous formons une unité dans l’espace, par opposition à l’incertitude, au doute, à la suspicion, aux rancunes (vives ou mortes), quand ce n’est pas proprement la haine pour ceux qui forment la partie négative, extérieure à cette unité, bref, ceux qui sont en dehors du sentiment d’appartenance géographique. Les civilisés et les Barbares chez les Hellènes, les Juifs et les Goy chez les Israéliens, les Fidèles et les Païens chez les Chrétiens, les Soumis et les Infidèles chez les musulmans, les Hommes et les mangeurs de viande crue (les Esquimaux) pour les Amérindiens, etc. Nous avons déjà souligné l’importance que revêtaient ces distinctions dans la formation de la poétique de l’espace. Ce rapport envers l’espace servira de fondement à la poétique du corps, comme nous le constaterons plus loin⌛

Notes:
(1) L. Febvre. «Civilisation: évolution d’un mot et d’un groupe d’idées», in Pour une Histoire à part entière, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962, pp. 479 sq.
(2) P. Beneton. Histoire de mots culture et civilisation, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1975.
(3) A. J. Toynbee. L’Histoire. Un essai d’interprétation, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1951.
(4) A. J. Toynbee. L’Histoire, Paris/Bruxelles, Elsévier/Séquoia, 1975.
(5) A. J. Toynbee. op. cit. 1951, p. 57.
(6) A. J. Toynbee. ibid. pp. 541-542.
(7) R. Aron. Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1964, p. 5.
(8) C. Morazé. La logique de l’histoire, Paris, Gallimard, Col. Les Essais # CXXIX, 1967, p. 305.
(9) C. Morazé. ibid. p. 59.
(10) S. Gruzinski. La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, pp. 168-171.
(11) M. Ferro. La Révolution de 1917, Paris, Albin Michel, Col. L’Évolution de l’Humanité, 1997, p. 22.
(12) A. Siegfried. L’âme des peuples, Ottawa, Cercle du Livre de France, 1950.
(13) S. de Madariaga. Anglais, Français, Espagnols, Paris, Gallimard, 1952.

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